[histoire] 16 décembre 2001 : The Bottlegate

Il fût un temps où Cleveland était une ville glorieuse, florissante. Refuge des intellectuels et destination de rêve pour les investisseurs. Au sortir de la guerre, la cité est en...

Il fût un temps où Cleveland était une ville glorieuse, florissante. Refuge des intellectuels et destination de rêve pour les investisseurs. Au sortir de la guerre, la cité est en plein essor, sa démographie explose, les Indians remportent les Séries Mondiales en 48, les Barons sont sacrés dans l’American Hockey League, les Browns de Paul Brown règnent sans partage. Cleveland est consacrée City of Champions. L’âge d’or. Puis tout s’effondre. Dans les années 60, le centre-ville est déserté, l’économie s’écroule. Cleveland se morfond. Cleveland se meurt à petit feu. Heureusement, reste le sport. Même pas. De 64 à 2016, les Browns, Indians, Browns et (feu les) Barons s’engagent dans une honteuse série record de 147 saisons cumulées sans le moindre titre. City of Losers. Et quand en 2001 les footeux espèrent enfin mettre fin à la disgracieuse disette, la légendaire poisse sportive qui colle à Cleveland resurgit. Sans pitié.

Chacun sa route, chacun son chemin

16 décembre 2001. Avec 4 matchs restants au calendrier, les Cleveland Browns sont encore en course pour les playoffs. Seulement, avec un bilan de 6-6, tout faux pas est interdit. Depuis leur retour officiel en 99, les Browns pataugent. 2-14. 3-13. Ils sont accrochés à la sixième place de la Division Centrale de l’AFC. Pour sa première saison dans l’Ohio, Butch Davis redresse la barre. Tant bien que mal, les Browns se rapprochent du point d’équilibre. Pourtant, tout revers face aux Jaguars serait probablement fatal pour leurs espoirs de playoffs. Trois ans après leur renaissance, leur grand retour en séries se joue maintenant.

En face, après des débuts tonitruants, les Jaguars sont en pleine crise d’adolescence. Battus aux portes du Super Bowl par les Titans de Steve McNair en 99, les hommes de Tom Coughlin ne s’en sont toujours pas remis. 4 victoires, 8 défaites. Ils ont tiré un trait sur les playoffs depuis belle lurette au moment d’atterrir à Cleveland. Mais face à un rival de division, les félins comptent bien jouer leur rôle d’arbitre jusqu’au bout. Les Browns sont prévenus, ils devront aller arracher leur billet pour les séries. Pas de cadeaux.

Sur les rives du Lake Erie, les visiteurs prennent tranquillement les commandes. Jimmy « Lightning » Smith ouvre le score sur une passe courte de Mark Brunell. Mike Hollis pilonne de 43 yards. À la pause, sans briller, les Jaguars ont neuf points d’avance. En face, l’attaque des Browns fait la sieste sur le terrain. Indolente. Il ne se passe rien. Un jeu au sol digne des Vikings version 2016, un Tim Couch anémique. Les playoffs s’éloignent un peu plus à chaque action. Mais rien n’est encore joué. La lumière va finalement venir d’une défense à l’appétit vorace. Le cornerback Anthony Henry intercepte le ballon et remonte 97 yards. Touchdowns. Les Browns sortent enfin de leur léthargie. En 2001, ce sont pas moins de 33 passes que voleront les joueurs de Butch Davis. Un record de franchise. Mike Hollis deux fois. Phil Dawson une. 10-15.

Entre chien et chat

Avec moins de 3 minutes à jouer, les Jags ont 5 points d’avance. Pour Cleveland, l’équation est simple : objectif touchdown. Leur saison se jouera sur une série. Entre un Jamel White inexistant au sol  jusque-là et un Tim Couch incapable de gratter plus que 116 ridicules yards, c’est une équation digne de celle de Schrödinger que devra résoudre l’attaque de l’Ohio. 66 yards plus loin, la endzone semble à des années lumières. Pourtant, deux passes vers O.J. Santiago et Kevin Johnson plus tard, les Browns ont déjà fait la moitié du chemin. Un sack d’Eric Westmoreland, une passe ratée et un 3e et 12 converti dans les airs. Sur le banc de Cleveland, on respire un grand coup. De l’autre côté, on serre les fesses. Les Jaguars n’ont plus rien à jouer, mais la perspective de ruiner la saison de leur rival est trop savoureuse pour ne pas se battre jusqu’au bout.

Une passe courte dans les mitaines de Quincy Morgan, un nouveau sack signé Tony Brackens et un lancer pour Johnson. Trop court. 58 secondes, 4e et deux. La Terre promise n’est qu’à 12 yards. Hut ! Tim Couch recule, trouve les mains de Morgan. Le receveur sert le ballon contre sa poitrine, un pas, deux pas, avant que le safety James Boyd ne lui rentre violemment dedans et l’envoie s’écraser sur le gazon. Sous L’impact, le cuir vacille, s’échappe et touche le sol. Pourtant les arbitres annoncent un catch. Pas le temps de tergiverser. Il leur fallait 2 yards, les Browns viennent d’en trouver 3.

« Il semblait bien avoir attrapé le ballon, » confiera Kiwaukee Thomas, cornerback de Jacksonville.

Quincy Morgan se relève en un quart de seconde, se met en position et Tim Couch spike le ballon pour stopper l’horloge. Les Browns sont à 9 yards du bonheur. Ou presque. Car Terry McAulay se met à s’agiter. L’arbitre secoue les bras. Il veut aller à la reprise vidéo pour s’assurer que Morgan a bel et bien attrapé le ballon dans les règles. Pourtant, les Browns ont déjà snappé le cuir et exécuté un autre jeu. Le règlement NFL est clair : impossible de procéder à un challenge si le ballon a déjà été remis en jeu.

« Quand vous réalisez un jeu, vous ne pouvez pas revenir en arrière. Nous avons réalisé un jeu. Tim Couch a spiké le ballon. On ne peut pas revenir en arrière, » explique Andre King, receveur des Browns.

Une logique implacable. Sauf lorsque des pépins de transmission viennent semer la pagaille. C’est du moins l’argument que sortira McAulay.

« Il a expliqué avoir eu des soucis de communication avec l’arbitre vidéo, » raconte King. « dommage pour eux. c’est comme un coach qui tient le mouchoir rouge dans sa main et le jette trop tard, après que le ballon ait été mis en jeu. Une fois que le ballon a été snappé, on ne peut pas revenir en arrière. Peu importe la raison. On s’est senti volés, et les fans de Cleveland aussi. C’était n’importe quoi. Une mascarade. »

Deux poids, deux mesures. L’arbitre expliquera avoir reçu un signal sonore de son juge vidéo avant que le ballon ne soit mis en jeu. Une preuve à l’appui ? Pas la moindre. C’est parole contre parole. Et McAulay impose la sienne et se rend au poste vidéo au pas de course. Et il fait bien de ne pas traîner la patte, car quelques bouteilles commencent déjà à voler jusque dans la endzone. Malheureusement pour les Browns, les ralentis sont éloquents. Morgan perd le contrôle du ballon avant de toucher le sol. La décision sur le terrain est renversée. Butch Davis est fou furieux. Ses joueurs révoltés. La foule enragée. « Une pluie de bouteilles » s’abat sur le terrain, se souvient Scot Steenson, field judge ce jour-là. Scène surréaliste.

quincy-morgan-bottlegate

Angry waterboys

Butch Davis a beau s’époumoner à plaider sa cause auprès de Terry McAulay, l’offciel reste inflexible. Le coach vocifère, fait de la tecktonik avec ses bras alors que l’arbitre tente vainement de lui fournir une explication. Autour des deux hommes, Tim Couch secoue la tête de dépit. Le cornerback Corey Fuller hurle à la face du zèbre. À bout de nerf, Davis frappe le sol de toutes ses forces et envoie valser son casque audio. RIP. Pendant ce temps, les bouteilles continuent de venir s’écraser gentiment sur la pelouse sous les cris de colère d’une foule révoltée. On nage en plein délire.

« Ça tourne mal ici à cleveland, » lâche Gus Johnson, commentateur de CBS. »

10 secondes de silence.

« Et ça tourne mal vraiment vite, » renchérit Brent Johnson, son partenaire au micro.

Journaliste descendu sur le bord du terrain pour les deux dernières minutes de jeu, Dennis Manoloff reçoit une bouteille en plastique une sur le crâne, sans conséquences. Thomas s’en prend une dans les jambes. La pluie d’objets commence à mouiller le banc des Jaguars. Inquiets, en zone hostile, les joueurs se mettent à migrer au milieu du terrain casques vissés sur le crâne sur ordre de leurs coachs.

« On se disait, ‘Pourquoi on se prend des bouteilles dans la tronche ? Nous n’y sommes pour rien. Nous ne sommes pas arbitres’, » se souvient Kiwaukee Thomas.

Des scènes dignes des pires épisodes du soccer européen. Des scènes inhabituelles au pays de l’Oncle Sam. Tellement qu’on commence à redouter que le Dawg Pound, bastion des plus dévoués fans des Browns, n’envahisse le terrain raconte Scot Steenson. La tension monte. Chef de la sécurité, Pete Miragliotta s’en remet à des signaux dignes des commandos pour transmettre ses ordres dans un brouhaha indescriptible. Leur mission : évacuer les arbitres et les joueurs en toute sécurité. Davis invite McAulay à s’expliquer auprès de la foule. L’arbitre s’y refuse et décide de mettre un terme définitif à la rencontre alors qu’il reste encore 48 secondes de jeu. Tout le monde quitte le terrain au pas de course. Les officiels doivent se couvrir la tête pour éviter l’averse alors qu’ils approchent du tunnel. Tom Coughlin est escorté par un officier de police. McAuley, planqué derrière un bouclier humain. Dennis Manoloff, sous son calepin.

« Un gros bordel, » résume Westmoreland.

Bouteilles en plastique, bouteilles de bière et tout un tas d’autres détritus. Le terrain est tapissé de déchets en tout genre. 20 minutes se sont écoulées depuis la 4e chance de la discorde. Dans les vestiaires des deux équipes, les joueurs commencent à se déshabiller. Butch Davis a baissé les bras. « C’est comme ça, » lâche-t-il à ses hommes. Dans le vestiaire des arbitres aussi on a déjà tombé le maillot. Quand soudain, le téléphone sonne. Au bout de la ligne, Paul Tagliabue, le commissioner. La décision de mettre un terme prématuré à la rencontre n’est pas de la compétence des arbitres. Retournez sur le terrain et finissez la partie. Tel est le mot d’ordre.

Quand l’homme en noir pénètre dans le vestiaire des Browns pour annoncer la bonne nouvelle, certains joueurs sont déjà sous la douche. On se rhabille. Direction le froid. Direction le terrain. Personne n’en a envie. Le match est déjà plié. Surtout, personne ne veut repasser l’épreuve du tunnel. Mais le Big Boss a tranché. Pas le choix. Dans l’enceinte, plus grand monde pour assister à 48 dernières secondes totalement anecdotiques. Et tout autant grotesques. Le clou du spectacle.

« Certains gars se sont retrouvés sur le terrain sans maillot, sans protections, sans casque, avec une seule chaussure. Il nous fallait juste 11 défenseurs pour qu’ils puissent mettre le genou à terre. »

Côté Jaguars, Coughlin aussi n’envoie que ceux qui ont besoin d’être sur le terrain. Les autres restent au chaud. Pas la peine de les « mettre en danger » pour rien. Un kneel. Un deuxième. Fin du match. Tout le monde rentre au vestiaire. La farce a suffisamment duré. Les espoirs de playoffs des Browns viennent de s’envoler. La NFL et ses arbitres viennent de se couvrir de ridicule. La franchise de Cleveland n’en avait pas besoin. Leurs fans, encore moins.

« Tu réalises à quel point ces fans sont loyaux. Ils sont prêts à tout. C’est un des stades les plus bruyants de la ligue, » énumère Kiwaukee Thomas.

Et ça n’est pas Westmoreland, qui rejoindra la Browns 3 ans plus tard, qui le contredira. Si les fans du Dawg Pounds n’ont pas montré leur plus beau visage ce jour-là, ils ont prouvé la force de leur passion pour leur franchise. Un amour total. Jusqu’à l’extrême.

« Dans la victoire comme dans la défaite, les Browns ont parmi les fans les plus fidèles de la ligue. Ils sont toujours nombreux au stade. Il y a le Dawg Pound (sorte de kop situé derrière l’en-but est, ndlr). Ces fans ont soif de succès et de qualification en playoffs. »

Une soif qui sera étanchée l’année suivante. 9-7, une deuxième place dans la toute nouvelle AFC Nord et un ticket pour les playoffs. Emmenés par un Kelly Holcomb possédé, les Browns y croient longtemps. Devant à la pause, ils comptent jusqu’à 17 points d’avance. Mais c’est sans compter sur Tommy Maddox. Globetrotteur des gridirons depuis une décennie, les Steelers sont allés le chercher chez les Los Angeles Xtreme de l’XFL un an plus tôt pour jouer la doublure de Kordell Stewart. Devenu titulaire en semaine 5, il va faire fondre les espoirs des Browns grâce à 22 points dans les 15 dernières minutes. Le coup de poignard : une passe victorieuse dans les brase de Chris Fuamatu-Maʻafala alors qu’il ne reste que 54 secondes à jouer. Jeu, set et match. 14 ans plus tard, la franchise de Cleveland n’a toujours pas revu la couleur des playoffs. Pire, elle n’a connu qu’une seule saison positive depuis. Et si la décision sur le terrain était restée inchangée…?

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