[Undrafted] Fred Jackson : le sacre de la patience

Sous-estimés, méprisés, oubliés, recalés. Les revanchards de la NFL. Les non-draftés.

Jamais titulaire au lycée, obscure star de Division-III à la fac, éphémère phénomène d’Arena Football, exilé de quelques mois sur le Vieux Continent, près d’une décennie passée à cavaler sur les terrains de NFL. L’histoire de Fred Jackson, c’est celle d’une ascension aussi folle qu’improbable. Quand l’America’s dream rencontre le gridiron.

Deux frères

Natif de Fox Worth, Texas, Fred Jackson grandit à moins de 25 bornes à l’ouest, à Arlington. Patrick, un frère jumeau identique avec qui il partage tout, trois soeurs qu’il aime de tout son coeur, deux parents aimants, la famille est primordiale pour lui. Très tôt déjà. Leur petite maison de location du 825 Vine Street et tous ses souvenirs n’existent plus aujourd’hui, rasés pour laisser place à l’imposant et ostentatoire Cowboys Stadium.

« Quand nous étions petits, nous courrions partout et jouions au foot au milieu de la rue, » raconte-t-il au Fort Worth Star-Telegram en 2011, à quelques jours d’affronter les Cowboys. « Ça va être particulier de retourner là-bas et de pouvoir jouer au milieu d’un stade désormais. Ça n’a plus rien à voir avec là où j’ai grandi. »

Inséparables, les deux frangins n’ont que 7-8 ans lorsqu’ils découvrent le football grâce à Latricia, leur mère. Ancienne star montante des pistes d’athlé ayant sacrifié une carrière olympique pour ses jumeaux, elle se mue en coach de football pour ses deux rejetons. Dans une Wishbone offense à deux running backs, Fred et Pat sont gavés de ballons. Sans casque sur la tête, même elle a du mal à les reconnaître. En uniforme, seul le protège dent qu’arbore Fred permet de les distinguer. À la maison, dans la cuisine, dans le salon, dans leur chambre, partout, ils cherchent à se plaquer au sol et peaufinent leurs esquives et leur vitesse de réaction. Le foot, partout, tout le temps. Obsédé par la pizza, friand de mathématiques, amateur de rap, fervent partisan des Texas Longhorns et fan inconditionnel des Cowboys et d’Emmitt Smith, Fred opte évidemment pour le numéro 22. Ses deux garçons rendus en 5e, Latricia passe la relève à Wayne Phillips, coach de la Nichols Junior High School, où les deux clones font leur armes dans un football où l’intensité grimpe d’un cran.

Lorsque Fred rejoint finalement les footeux de la prestigieuse Lamar High School, jugé trop petit et trop lent, il est instantanément relégué au 3e sous-sol dans la hiérarchie des coureurs. Deux ans plus tard, pour sa dernière année sous le bleu et jaune des Vikings, il n’a toujours par trouvé la clé de la cave. Quand le genou de Justin Faust, futur Cardinal de Stanford, rend l’âme, il trouve l’interrupteur du sous-sol et, de remplaçant du remplaçant, se retrouve promu doublure de Tommicus Walker, futur coureur prolifique des Horned Frogs de TCU dont le seul fait d’arme post-universitaire sera d’épouser l’ancienne Destiny’s Child LeToya Luckett. Pourtant, d’ordinaire partisan d’une attaque au sol à deux têtes, le coach des Vikes décide soudainement de revenir à un système à un seul coureur plus conventionnel. Un terrible désaveu pour Jackson.

« Au fond de moi, je me disais, tant pis pour Lamar, » se souvient Latricia dans SportsDay « Je savais qu’un jour Fredrick serait récompensé. »

Fred achève sa carrière de lycéen sans jamais avoir débuté le moindre match. Du surplace. « Talentueux, travailleur et beaucoup de personnalité, » se souvient son coach de l’époque, le légendaire Eddy Peach et ses 309 victoires en 40 saisons à la tête des Vikings. Sans grande surprise, quand en février 99, 13 de ses anciens coéquipiers s’enrôlent dans les rangs universitaires de programmes de Division I parmi les plus prestigieux pour certains, Jackson les regarde partir. De loin. Personne ne veut de lui. Ni de Patrick d’ailleurs. Trop petit, trop tendre, trop lent. Presque 1 mètre 77 sous la toise, un peu plus de 72 kilos sur la balance. Tout juste bon à chauffer le banc pour les standards des grosses écuries de la NCAA. Quand bien même il n’a pas achevé sa croissance, il faut dire que Fred n’a rien d’un phénomène athlétique à l’époque. Et s’il n’est pas le plus rapide sur un terrain de football, il booste sa pointe de vitesse sur les pistes d’athlé et se fait remarquer sur la ligne droite et le 4×100. Insuffisant pourtant pour exciter les mastodontes de Division I. Ni même de Division II d’ailleurs. Ni les seconds couteaux de l’une comme de l’autre. Rien. Nada. Que dalle.

Avec l’aval de Latricia, les deux jumeaux oubliés embarquent dans la bagnole de leur coach de première année, Wayne Phillips, et tracent vers le nord. À plus de 1300 bornes de leur Texas de toujours. Direction l’Iowa et Coe College. Établissement privé riquiqui de Division III d’à peine 1400 étudiants, le programme n’offre aucune bourse d’études à ses athlètes-étudiants. Mais leur ancien entraîneur est convaincu que là-bas, dans un environnement sain et terre-à-terre, les deux ados auront la chance de mûrir et progresser sans pression. Et il sait de quoi il parle. Phillips y a joué sous les ordres du mythique Marv Levy dans les années 50 et est revenu y coacher plusieurs années plus tard entre deux piges chez les Hawkeyes d’Iowa et les Bruins de Cal-Berkeley où il succède dans des postes divers à deux légendes du coaching : Lou Holtz et Bill Walsh. Wayne n’a rien d’un débutant. Il respire le football par tous les pores et son flaire est catégorique, les deux ados ont un potentiel immense. Reste juste à leur trouver le bon cadre pour les laisser s’épanouir footballistiquement comme humainement. Au mieux, ils trouveront à Coe leur voie vers le foot pro. Au pire, ils acquerront là-bas les connaissances et le réseau suffisants pour s’assurer un avenir confortable.

« Je mentirais si je disais que j’ai toujours cru que l’un des deux finirait footballeur professionnel, mais j’étais certain qu’en grandissant, ils seraient capables de jouer en Division-III, » explique Phillips au Fort Worth Star-Telegram en 2011. « Et ils ont finalement eu leur poussée de croissance à Coe. »

Sur le petit campus de Cedar Rapids, les deux clones se plaisent. Un cadre de vie feutré, un football sans trop de pression qui se conjugue aisément avec leurs études, Fred et Pat se font une place dans l’équipe les doigts dans le nez, s’amusent et grandissent. Et pas juste dans la tête. Quand il achève son cursus 4 ans plus tard, Fred culmine désormais à 1 mètre 85 et pèse plus de 90 kilos. L’ado de Lamar est devenu un homme. Une croissance lente héritée des gènes de leur père. Un père qui les avait prévenus. « Ça viendra. Ça va juste vous prendre un peu de temps. » Pendant que Patrick réalise peu-à-peu que son avenir se jouera certainement autre part que sur un terrain de football, son double explose littéralement à mesure qu’il se métamorphose physiquement. Devenu un athlète puissant pour sa dernière campagne à Coe College, Fred prend toute la mesure de son physique et fait péter les compteurs. 1702 yards, 29 touchdowns, il apparaît sur 5 All-American teams. L’un des tout meilleurs parmi les moins bons du foot universitaire. Mais pas assez pour ne serait-ce que titiller la curiosité des recruteurs NFL. Comme à la sortie du lycée, on ne s’intéresse pas à lui. On ne parle pas de lui. On ignore son existence. Son nom n’apparaît sur aucun board pré-draft. Il n’est personne. Un nobody. Un footballeur en marge de son propre sport.

Longtemps oublié, il décroche sur le tard trois essais infructueux chez les Bears, Broncos et Packers. À Green Bay, on lui rabâche une énième fois qu’il manque de centimètres et de quelques kilos pour espérer jouer en pro. « Je pense que tu es talentueux, mais pas assez pour jouer dans la NFL, » lui lâche un des chasseurs de têtes de la franchise du Wisconsin. Fred explore un temps la possibilité d’une reconversion. Peut-être que le foot pro n’est pas fait pour lui après tout ? Mais il se ravise rapidement. L’instinct de compétiteur en lui est trop fort. Et par-dessus tout, il aime le football. Il est temps de se trouver un plan B. Et comme un autre délaissé de l’Iowa, Kurt Warner, c’est dans le football d’intérieur que Jax va préparer sa revanche. Car s’il manque de centimètres sous la toise, Fred ne manque pas de coeur. Il en a même à revendre.

Voyage en terrain (in)connu

200 pauvres dollars par match, 50 balles de plus en cas de victoire, une chambre d’hôtel pour lui et sa femme et quelques tickets resto, Fred s’époumone sur les petits synthétiques indoor pour tenter de maintenir en vie une carrière de footballeur sur respiration artificielle. Et lorsqu’il se déleste de l’uniforme des Sioux City Bandits, c’est pour mettre à profit son diplôme en sociologie en tant que conseiller dans une agence de protection de l’enfance et de justice pour mineurs, pendant que Danielle, sa compagne, bosse dans une garderie de jour pour compléter les revenus du couple. Partagé entre ce double emploi du temps, l’acclimatation à ce football d’un genre nouveau est rude.

« Quand j’ai commencé, après deux ou trois jours là-bas, j’ai presque jeté l’éponge, » se souvient-il dans le LA Times en septembre 2012. « Jamais je ne vais me faire remarquer dans ce championnat. Aucune chance de me retrouver en NFL en partant de là. »

Il faut bien que tu joues quelque part. Tiens bon, lui conseille Danielle. Fred écoute les sages paroles de sa femme et s’adapte. Rapidement même. Dans un football d’intérieur supersonique, où l’instinct prime sur la tactique et la lecture, Fred apprend à tout faire plus vite. « Jouer en intérieur m’a préparé à la vitesse de la NFL, » explique-t-il au Sioux City Journal en novembre 2011. « La vitesse est la principale chose que j’ai apprise et retenue du football indoor. » Courir plus vite, voir plus vite, penser plus vite, réagir plus vite. Mais si les choses vont vite sur le terrain, ça n’est pas le cas pour les déplacements. Lorsque les Bandits doivent se rendre dans le Wyoming, tout le monde embarque dans le bus pour un interminable périple de 18h. De quoi écoeurer le kicker fraîchement signé pour combler un vide criant dans le roster et qui préfère déserter ce traquenard avant même d’avoir enfilé l’uniforme rouge et noir ne serait-ce qu’une seule fois. Bienvenue dans le NIFL ! Ce football d’urgence, Fred n’y était pas habitué, ni même préparé, mais il s’y éclate rapidement. Pour sa première année en National Indoor Football League, il rafle 860 yards et 25 touchdowns. En 2005, il est nommé co-MVP et Joueur Offensif de l’Année de la nouvellement formée United Indoor Football au terme d’une saison pantagruélique. 18 matchs, 1770 yards records, un total délirant de 53 touchdowns, dont 40 rien qu’au sol et une défaite en finale. Il quitte les Bandits avec pas moins de 16 records de franchise dans ses cartons.

Au printemps 2006, Marv Levy, l’iconique coach des 4 Super Bowls consécutifs perdus par Buffalo au début des années 90 retrouve le nord de l’État de New-York. À peine nommé GM, il reçoit un coup de fil de son ancien protégé à Coe College, Wayne Phillips. « Quand je suis retourné chez les Bills, Wayne m’a appelé pour me dire, ‘Marv, tu devrais jeter un oeil à un mec de Coe. C’est probablement le meilleur joueur à avoir jamais joué là-bas.’ J’avais vu Fred jouer à Coe, mais j’ai demandé à Wayne de m’envoyer des bandes vidéo, » se souvient le tacticien dans les pages de 100 Things Bills Fans Should Know and Do Before They Die de Jeffrey J. Miller. Séduit, mais pas encore prêt à le lancer dans le grand bain, le vieux briscard des bords de terrain lui trouve du temps de jeu outre-atlantique. Là où il espère que le coureur gagnera en maturité et en expérience. À Düsseldorf. Le temps d’une courte saison d’exil salvateur sous les couleurs du Rhein Fire, Fred et ses 26 balais enquillent 731 yards. En indoor, il avait appris la vitesse et le rythme infernal imposés par un format plus intense et un terrain resserré ; en Europe, dans l’antichambre de la NFL, il renoue avec un football plus traditionnel, mais aussi plus compétitif où il se frotte à d’autres espoirs de la ligue, comme lui.

De retour aux States après sa retraite printanière en Europe, il passe l’été au camp d’entraînement des Bills, fait forte impression, résiste aux premiers cuts avant de finalement passer à la trappe pour mieux être signé sur le practice squad le 3 septembre. En 2006, il n’apparaitra pas une seule fois sur la feuille de match, mais profite de chaque entraînement pour apprendre un peu plus et prouver tant sa valeur que son utilité. Se rendre utile, la clé de son ascension. 

« Fred est un passionné de football et a une éthique de travail irréprochable, » explique Eric Studesville, coach des running backs à Buffalo, à ESPN en 2009. « Et quand un gars réunit ces deux attributs, il est généralement sur la bonne voie. »

Une passion et un dévouement qui le propulsent sur le roster de 53 en 2007. Le premier rescapé de l’UIF à parvenir à intégrer un effectif NFL. Si à bientôt 27 printemps, le plus dur est fait, Fred doit encore se contenter d’un rôle de second couteau. Joueur d’équipes spéciales, il est la doublure du 12e choix général de la dfaft en attaque. Un certain Marshawn Lynch qu’il adopte très rapidement.

« En 2007, quand Marshawn a démarré sa carrière à Buffalo, nous étions comme des frères. Tout le monde savait en voyant Marshawn que je n’étais probablement pas très loin. Nous étions toujours ensemble. Aujourd’hui encore, il est comme un petit frère pour moi et je suis comme un grand frère pour lui, » raconte Fred de sa plume dans The Players Tribune en octobre 2015.

Jax doit attendre la semaine 11 pour véritablement intégrer la rotation. Le 2 décembre, à 26 ans, 9 mois et 10 jours, il est titulaire pour la première fois de sa carrière NFL. Enfin. Le sacre de la patience. Sur le terrain des Redskins, il n’a besoin que de 16 ballons pour dévorer 82 yards et 4 réceptions pour en ajouter 69. Difficile de mieux exploiter ce temps de jeu providentiel. Une semaine plus tard face aux Fins, déjà renvoyé à son rôle de remplaçant, il fait mieux encore. 15 courses, 115 yards, mais toujours pas le moindre touchdown à se mettre sous la dent.

L’année suivante, toujours dans son costume de numéro 2, il s’offre trois titularisations et autant de défaites en fin de saison. Mais au-delà de cette mauvaise note, Fred s’immisce un peu plus dans l’alternance avec Lynch et touche de plus en plus le ballon. 571 yards et 3 touchdowns au sol, 317 de plus dans les airs, le numéro 22 joue son rôle de piston et de 3rd down running back à fond. Et surtout, il le joue bien. Travailleur, bon soldat, humble, il est adopté par une Bills Mafia qui se reconnait en lui et se voit récompensé par une prolongation de 4 ans inespérée il y a quelques années encore. Non, il n’est pas prêt de déguerpir du paysage d’une NFL où il a trouvé sa place et le respect des plus fins stratèges. Adoubé par un Marv Levy qui voit en lui « le gars dont [il a] toujours voulu chez les Buffalo Bills, » il est purement et simplement encensé par Bill Parcells, qui le considère comme un joueur « formidable. »

« La raison pour laquelle je dis ça de lui, c’est qu’il est capable de tout faire, » explique-t-il au LA Times en 2012. « Il peut courir, il peut bloquer, il peut attraper le ballon. Il ne reste pas beaucoup de gars comme lui. Ce type est un pur joueur de football. Les Bills sont chanceux de l’avoir. »

Profitant de la suspension de 3 matchs et de la baisse de rendement offensif de Lynch, Fred prend peu à peu le pouvoir sur le jeu au sol de Buffalo, est titularisé à 11 reprises et déboute définitivement Marshawn de sa place de numéro 1 en semaine 12. À 28 ans, avec quelques années de retard sur son programme initial, il atteint enfin son but et clôt l’exercice 2009 en beauté : 33 courses, 212 yards, le buffle encorne des poulains aux abois. L’apothéose d’une saison au délicieux goût de revanche. Plus de 1000 yards au sol, près de 375 dans les airs, 3 touchdowns en tant que coureur à temps plein, plus de 1000 yards aussi sur phases de retour, dans un job à temps partiel. L’incarnation même de la versatilité. 2516 yards cumulés, la 4e marque la plus élevée de l’histoire à l’époque.

« J’ai toujours été très fier de cette faculté à faire plusieurs choses, » raconte-t-il au Sioux City Journal en 2011. « Ça fait partie des choses que l’on m’a dites quand je suis arrivé dans la ligue, soit le meilleur et le plus utile possible. »

L’été suivant, Marshawn Lynch est expédié à Seattle, C.J. Spiller, drafté au premier tour quelques mois plus tôt ne fait pas le poids, et Fred se retrouve investi des pleins pouvoirs au sol. La consécration. Le triomphe de la patience et de l’abnégation. Lui, ce mec trop petit et trop tendre pour la NFL.

« J’ai pris mon temps pour en arriver là, mais j’y suis finalement parvenu, et j’ai une chance de peser sur le jeu offensif de mon équipe, d’être titulaire et coureur à temps plein, » confie-t-il au Fort Worth Star-Telegram en 2011. « Ça a été un long parcours. J’ai dû travailler comme un fou pour en arriver là. Je n’échangerais ça pour rien au monde. Ça a forgé l’athlète que je suis aujourd’hui. »

Car comme tous les autres rejetés, c’est dans les échecs que Fred a dû aller puiser au fond de lui des ressources jusque-là inconnues. 

Partagez cet article sur : Twitter Facebook
Afficher les commentaires