[Undrafted] Jeff Saturday : le mariage parfait

Sous-estimés, méprisés, oubliés, recalés. Les revanchards de la NFL. Les non-draftés.

Trop ceci. Pas assez cela. L’histoire de Jeff Saturday, c’est celle de centaines de gamins chaque année. Celle d’athlètes mesurés sous toutes les coutures et répertoriés comme des bêtes de foire. L’abattoir, lui, ouvre ses portes trois jours par an. Trois jours durant lesquels chaque centimètre compte. Trois jours durant lesquels chaque kilo pèse. Trois jours durant lesquels on oublie trop souvent le footballeur pour ne regarder que la bête, l’athlète brut, le corps. Trois jours pour briser des centaines de rêves. Trois jours qui ont failli tuer dans l’oeuf l’immense carrière de Jeff Saturday.

(Not) Any given Saturday

Jeff Saturday voit le jour un… mercredi de juin 1975 à Tucker, Georgie, dans la grande banlieue d’Atlanta. Quand il se coiffe pour la première fois du casque du lycée de Shamrock High, fournisseur officiel de la SEC depuis des décennies, il devient rapidement la pierre angulaire de l’équipe. Pourtant, il n’a rien d’un athlète hors-norme. Loin de là même. Mais des deux côtés du ballon, sa seule présence suffit à aimanter l’attention. En attaque, 80% du système offensif des Dragons tourne autour de Saturday. En défense, la stratégie est singulière : « Comme les adversaires évitaient à tout prix Jeff, nous le mettions tout seul d’un côté et alignions nos autres meilleurs défenseurs de l’autre bord, » confie Ron Gartrell, coach de l’époque, à Sports Illustrated en 2012. Ron, Jeff Rowland et John DeVore, ses entraîneurs de baseball, Mike East, assistant des footeux et coach de lutte, ou encore « Cookie » Ramos, technicien des lignes offensives et défensives. Pour Jeff, tous ces mentors sont bien plus que des coachs. Ce sont les hommes qui ont façonné son enfance et son adolescence. Ceux qui l’ont protégé. Ceux qui l’ont guidé quand il s’égarait. Des amis. Des oncles. Des pères de substitution même.

« Ces gars ont eu un impact inimaginable sur ma vie, » confie-t-il dans les pages du Sports Spectrum Magazine en 2017.  « Chaque fois qu’ils m’ont vu dévier du bon chemin et prendre les mauvaises décisions, ou bien traîner avec les mauvaises personnes et mettre mon avenir en péril, ils m’ont remis sur les bons rails. À cette époque, personne ne pensait que j’avais un avenir dans le sport. Ils ne voyaient pas en moi un sportif professionnel, ni même universitaire. Ils voyaient juste un gamin de leur lycée qui jouait sous leurs ordres. »

« Ils étaient tellement bienveillants. Mes parents ont divorcé quand j’étais encore très jeune, et ils ont su apporter une présence masculine forte auprès de moi à ce moment de ma vie. Ces gars m’ont tellement influencé. Ils m’ont montré à quoi devait ressembler un homme. »

Malgré des performances remarquées, les grosses écuries de la SEC se bornent à ne retenir qu’un déficit de centimètres et des bras trop petits. Son intelligence de jeu ? Secondaire. Sa pugnacité ? Négligeable. Sa robustesse ? Insignifiante. Pour les cadors de la NCAA, seuls les pouces, centimètres, décimètres ou toute autre mesure imaginable importent. Les qualités de footballeur sont reléguées au second plan. Aucune chance pour Jeff de se faire une place dans la prestigieuse conférence du Vieux Sud. Même Georgia Tech, dans son État de naissance et dans une ACC moins arrogante ne veut pas de lui. Il faut finalement s’en remettre au réseau de son coach pour décrocher une bourse d’études à North Carolina, dans la conférence du littoral atlantique, où Carl Torbush, un bon pote de Gartrell qui lui doit une petite faveur, officie en tant que coordinateur défensif. Un mariage forcé.

Sur les terrains d’entraînement de Chapel Hill, Jeff côtoie une pléiade de futurs choix de 1er tour en défense : Greg Ellis, Brian Simmons, Vonnie Holliday. En 98, ils s’envoleront tous dans les premières minutes de la draft. Pendant 4 saisons, il va « botter le cul » de ces coéquipiers de luxe semaine après semaine pour reprendre la prose envoûtante de Nate Hobgood-Chittick, defensive tackle des Tar Heels à l’époque, auprès de Bleacher Report. « Je dois pouvoir compter sur les doigts d’une main le nombre de fois où j’ai réussi à le battre en un contre un, et si c’est arrivé ne serait-ce qu’une fois, j’ai probablement célébré ça. »

Dans un programme qui vit de belles années et apparaît fréquemment dans le Top 25 d’Associated Press, Jeff déjoue tous les pronostics, gravit tranquillement les échelons et achève son année de freshman dans un rôle de titulaire utopique 6 mois plus tôt. Promu capitaine en 96 et 97, ses deux dernières années sous le bleu ciel des Tar Heels, il décroche deux apparitions dans l’équipe type de la ACC. La récompense d’un boulot permanent, d’une rigueur constante et d’une éthique de travail à toute épreuve. Car à défaut d’allonge et de centimètres, Jeff ne manque pas de coeur ni de volonté. Pas de quoi convaincre les recruteurs que son parcours ne tient pas du miracle, mais d’un talent évident pour ce poste aussi ingrat que crucial au coeur de la colonne vertébrale de l’attaque pourtant. Les oeillères bien vissées de part et d’autre de leurs yeux, ils s’obstinent à ignorer le joueur pour ne regarder que l’athlète. Un athlète potable tout au plus, ou bien tout simplement médiocre.

Le jour de son pro day, le peloton d’exécution des scouts fait feu d’un seul homme et décoche un verdict aussi cinglant qu’unanime en pleine tronche : trop petit, trop lent, des bras trop courts, du haut de son mètre 88 et fort de ses 130 kilos, jamais il ne foulera le moindre terrain NFL. La marche sera bien trop haute pour lui. « Je n’ai jamais été un mec de tests physiques. C’était évident que mes résultats seraient mauvais, » plaide Jeff dans l’Indy Star en septembre 2015. Il écoute leur sentence sans ne rien laisser paraître, se retourne la mine triste, grimpe dans sa voiture, quitte le campus et rejoint la station service Eastgate BP de Chapel Hill la tête basse, les épaules en berne. Quand son boss lui demande comment s’est passée sa journée, la réponse est teintée de colère et noyée dans une immense déception : « Je crois bien que je vais devoir faire des putains de pleins pour le reste de ma vie. » Il lui faut un effort surhumain pour retenir ses larmes. Pas question de faire le plein d’essence pour les clients aujourd’hui, ni de changer les pneus, encore moins de récurer les toilettes. Pendant des heures, effondré, il reste figé sur un banc le long de la station. Vide. Ailleurs. Son rêve est brisé. Son patron tente de le consoler. En vain.« Aucune chance. Ils n’avaient que du négatif à dire sur moi. C’est mort. »

Quelques mois plus tard, après un caméo sans lendemain au camp d’entraînement des Ravens, il se retrouve à errer dans une boutique de matériel électrique de Raleigh, Caroline du Nord. Derrière le comptoir le matin, en tant que chef d’une petite équipe de vendeurs l’après-midi. Pendant qu’il démarche des entreprises flanqué de sa plus belle chemisette jaune pâle et vante sans passion son arsenal de produits électriques, la saison 98 suit tranquillement son cours. Sans lui. Les mois s’écoulent. Il n’a plus caressé le cuir d’un ballon depuis près d’un an et a presque renoncé au football quand l’Arena Football League commence à lui faire de l’oeil. L’électrocardiogramme footballistique de Saturday reprend soudainement vie. Après d’interminables mois, le ballon à lacet revient subitement dans sa vie et dans son coeur encore meurtri. Pourtant, jamais il ne foulera un terrain indoor. Jeff va brûler les étapes.

Platon, corail et gridiron

Ancien coéquipier et defensive tackle tourmenté semaine après semaine par Saturday à l’entraînement des Tar Heels, Nate Hobgood-Chittick vient de rebondir à Indianapolis après avoir été signé comme agent libre non-drafté puis lourdé par les Giants et s’est mis en tête d’aider son pote à intégrer la NFL. Un pari des plus osés pour un joueur sans grande envergure et qui vient à peine de débarquer dans l’écurie des Colts.

« Je n’étais presque personne dans cette franchise, » se souvient-il auprès de Tim Layden de Sports Illustrated. « Alors je me suis pointé devant le bureau de [Bill] Polian (GM des Colts à l’époque, ndr) dans mon vieux sweat et j’ai fait une prière. Je suis entré et j’ai dit, ‘Je connais un gars qui vend du matériel électrique à Raleigh en ce moment et qui a passé 4 ans à torcher tous ces gars de North Carolina partis au premier tour.’ Polian m’a regardé et m’a dit, ‘J’adore ça. Faisons-le venir pour un essai.’ »

Aussi con que ça. Un matin de janvier 99, le téléphone sonne et la NFL resurgit dans sa vie. Jeff Saturday n’est pas exactement un inconnu pour les recruteurs des Colts. Ils l’ont souvent observé sous l’uniforme de NCU. Ils ont été impressionnés par son leadership même, bluffés par sa connaissance du jeu, séduits par ses qualités athlétiques et sa persévérance, mais comme 31 autres franchises, ils ont été rebutés par ses mensurations. Insuffisantes au regard des standards NFL.

Quand il arrive au camp d’entraînement, sans la moindre promesse de la part de la franchise, Howard Mudd, coach de la ligne offensive, le prend pour un long snapper. « Je pensais juste être là pour faire le nombre pendant l’été, » raconte Jeff à l’Indy Star en 2015. « Les chances que j’intègre le roster étaient très très minces. » Mais rapidement, l’intelligence de jeu de Satudray détonne. Ce qu’il perd en distance à cause de ses petits bras, il le compense par un jeu de jambe millimétré, un positionnement soigneusement calculé et une technique parfaitement affutée. Son plus grand atout est coincé entre ses deux oreilles : « L’important, ça n’a jamais été le match en lui-même, mais les six jours qui le précèdent. »

Dès 99, Jeff dispute 11 rencontre au poste de guard, profitant des événements tragiques du printemps. Walk-on devenu All-American sous les couleurs des Razorbacks d’Arkansas, Brandon Burlsworth est drafté au 3e tour pour consolider le bouclier protecteur d’un petit jeune floqué du numéro 18 : Peyton Manning. Il ne le fera jamais. 11 jours après avoir été repêché, de retour d’une séance physique à Fayetteville, il perd la vie dans un accident de la route, à à peine 20 bornes d’Harrison, Arkansas, sa ville natale. Tout au long de la saison, les Colts arboreront un petit badge noire marqué de ses initiales sur leur casque. BB.

9 matchs en tant que doublure de Steve McKinney, deux autres en tant que titulaire, dont le tout premier le 21 novembre, face aux Eagles, quand son coloc de chambre tombe malade et doit subir une appendicectomie d’urgence. Fébrile, tendu comme un string, Jeff commet un faux départ dès le premier snap. Un simple petit couac. Les Colts l’emportent et Saturday hérite du ballon du match. Il y a un an, Jeff passait ses journées à vendre des fusibles. Une trajectoire inimaginable. Un retournement de situation insensé. Il profite de chaque instant, sachant que sa première saison chez les pros pourrait rapidement devenir sa dernière.

Pourtant, quand après une année accomplie sur la ligne offensive des Poulains Jeff demande à Howard Mudd s’il ferait mieux de renouveler son bail, la réponse est sans appel : « Évidemment, tu ne t’en vas nulle part ! » Non, ça ne sera pas sa dernière saison. Juste le début d’une longue et inattendue carrière. L’année suivante, nouveau millénaire, nouveau poste. Repositionné au centre, il entame une série de 85 matchs consécutifs à se faire tripoter le derrière par le Shérif. En tout, il disputera pas moins de 197 matchs un fer à cheval placardé sur le casque. Avec Peyton Manning, il développera une relation unique, faite de disputes, d’interminables discussions, d’ajustements sur la ligne, de décomptes silencieux, de gestes, mots et codes compris d’eux seuls, deux génies du jeu capables de lire une défense en une poignée de secondes et de totalement renverser la tactique pour la prendre à contre-pied. Le duo passera 172 matchs à se palper amoureusement l’arrière-train. Mieux que l’iconique paire Jim Kelly/Kent Hull de Buffalo et leurs 157 parties. Un record dans l’histoire de la ligue. 11 années de fidélité. Noces de corail.

Dès 99, sa deuxième saison à Indianapolis, Peyton demande à ce que son casier dans le vestiaire soit relocalisé au milieu de ses hommes de ligne. Son bouclier de chaire et d’os. Surtout, il veut à tout prix être installé à côté de Jeff Saturday.

« C’est évidemment important d’être proche des gars qui vont devoir te protéger, mais c’était surtout pour être proche de Jeff, » confie Manning à Don Banks de Bleacher Report en octobre 2017. « Je ne saurais pas dire combien de conversations nous avons pu avoir dans le vestiaire alors que nous nous changions. Je pense ne jamais avoir surpris Jeff avec le moindre audible ou changement de protection, parce que d’une manière ou d’une autre, nous en avions sûrement déjà parlé. »

Côte-à-côte dans le vestiaire, côte-à-côte dans l’avion lors des déplacements, toujours l’un près de l’autre à l’entraînement, inséparables les jours de match, les deux hommes vivent une véritable vie de couple bercée par le football. Encore le football. Toujours le football. Des centaines d’heures de conversations qui vont cimenter leur relation et faire de l’attaque des Colts l’une des plus dominantes du début du millénaire. L’histoire d’un talent générationnel drafté tout en haut et d’un mec qui vendait du matos électrique deux ans plus tôt. Impensable pour Jeff ce jour de 97, assis le long de la petite station service de Chapel Hill, convaincu que son rêve vient de lui glisser entre les doigts.

Partagez cet article sur : Twitter Facebook
Afficher les commentaires