[Undrafted] Jason Peters : profession, garde du corps

Sous-estimés, méprisés, oubliés, recalés. Les revanchards de la NFL. Les non-draftés.

Des mecs trop petits pour la NFL. Un vieux refrain qui aura brisé plus d’un rêve et enfanté des dizaines de contes de fées sauce gridiron. L’histoire de Jason Peters, c’est l’exact opposée. C’est celle d’un gamin bien trop grand, bien trop large, bien trop gros, bien trop tout. Un phénomène physique inclassable qui aura sillonné le terrain d’un côté à l’autre de la ligne avant d’enfin découvrir son poste de prédilection. Celui de bouclier humain. Celui de garde du corps.

Jason au pays des Lilliputiens 

Queen City. Un hameau du nord-est du Texas aux antipodes de Jason Peters. Petit. Discret. Sans la moindre envergure. À peine plus de 1700 habitants. Une localité perdue où le football sert bien souvent à tuer l’ennui. Et sur le terrain ciselé de blanc des Bulldogs, difficile de rater le petit géant. À 11 ans à peine, il culmine déjà à 1 mètre 80, pèse plus de 90 kilos et court plus vite que les trois quarts des autres gamins de son âge se souvient Dawaski Davis, coach des équipes de basket et de foot du lycée local, auprès du Philadelphia Inquirer en janvier dernier.

Lineman en défense, tight end en attaque, kicker sur les équipes spéciales, les coordinateurs adverses lui collent toujours trois mecs sur le dos, en vain. Inarrêtable. Épaté, son coach reste pourtant prudent, bien conscient du potentiel immense qui sommeille chez son protégé, mais aussi qu’il existe au-delà des frontières du comté des centaines de gamins comme lui, aux mensurations exubérantes et qualités athlétiques insensées. Durant son année de junior, les chasseurs de têtes de la NCAA affluent de partout. L’un d’eux lui promet des millions d’ici quelques années s’il accepte une reconversion sur la ligne offensive dès maintenant. Hors de question pour l’ado.

« Si tu as de bonnes notes au lycée et reçoit une bourse d’études, je t’offrirai une voiture, » lui promet son pasteur de père. Une source de motivation dont JP se gave sans retenue. Phénomène génétique, lorsqu’il achève le lycée, il pointe désormais à 1 mètre 93 et 125 kilos délirants pour un ado dont la croissance n’a pas encore atteint son terme. Sa part du contrat remplie, il attend sa récompense le jour de la remise de son diplôme. En vain. Jamais elle n’arrivera. Son paternel aussi manque à l’appel d’ailleurs. C’est finalement un ami qui le conduira jusqu’au campus de Fayetteville. Recruté comme defensive tackle, Jason passe le plus clair de sa première saison dans l’Arkansas à jouer la doublure de la doublure de la doublure. Autrement dit, il ronge son frein. Et lorsque ses coaches réalisent qu’il n’a rien faire en défense, il est rapidement reconverti en tight end. Un tight end aux mensurations démentielles qui frôle le double mètre et frôle les 140 kilos de chaire et de muscle après un été passé à soulever de la fonte. Un colosse qui attrape le ballon, parfois, et protège les fesses de son quarterback ou joue le perce-muraille pour le jeu au sol des Razorbacks, souvent.

« Je suis arrivé à Arkansas en étant l’un des tout meilleurs defensive ends [..], » se remémore-t-il dans le Philly Mag en décembre 2015. « C’était contre Alabama je me souviens, on venait de perdre plusieurs tight ends. Le coach m’a dit d’entrer en jeu et de suivre ses consignes. Bloque tel gars. Et c’est ce que j’ai fait en l’envoyant sur le cul. Il m’a renvoyé sur le terrain, dit de bloquer ce mec, je l’ai fait et nous avons avancé sur l’extérieur. Puis il m’a dit de bloquer mon vis-à-vis, puis de le lâcher pour avancer dans le champ court. J’ai attrapé le ballon pour un premier essai. Il a continué comme ça et tout a débuté de cette manière. »

S’il n’a pas encore trouvé son véritable poste, il a trouvé pour quel côté du ballon il était fait. Son seul véritable fait d’arme cette année-là, une conversion à deux points tout en maîtrise dans le fond de la peinture qui permet aux Razorbacks de recoller à 50-50 dans les ultimes secondes de la 6e prolongation d’une orgie de jeu face aux Ole Miss Rebels d’Eli Manning dans ce qui, à l’époque, deviendra le match le plus long de l’histoire du football universitaire.

Sophomore, il n’attrape que 4 misérables ballons pour 37 petits yards dans un rôle de figurant dans les airs. Car c’est bien en tant que stoppeur qu’il se révèle le plus utile. Massif et mobile, il est un bloqueur hors-pair. Pour sa dernière année dans l’Arkansas, on lui trouve enfin un semblant d’utilité dans le jeu de passe. 21 réceptions, 218 yards et les 4 seuls touchdowns de sa carrière universitaire. Le 1er novembre 2003, dans une autre beuverie offensive de cinglés face à Kentucky, il permet aux siens de rester au coude-à-coude dans la 2e prolongation en agrippant une passe de 7 yards de Matt Jones. Il faudra en tout 7 périodes de temps supplémentaire aux Razorbacks pour dompter les Wildcats (71-63).

Aucune expérience sur la ligne offensive, des mensurations bien trop exubérantes pour un tight end NFL, Jason se rapproche de la draft drapé dans un nuage de doutes. Quel poste ? Quel rôle ? Quelle équipe ? Et quand il claque un 4,93 sur 40 yards le jour du Combine à la surprise de bien des scouts, toujours pas de réponse et encore plus de questions sur son cas. « J’aime jouer tight end, mais si une équipe veut me voir à un autre poste, j’en suis capable, je m’adapterai, » confie-t-il à USA Today en avril 2004, conscient que sa chance pourrait bien passer par sa polyvalence. Une polyvalence telle, qu’au Combine d’Indianapolis, Jason est testé comme tight end et offensive tackle. Le spectacle livré aux recruteurs est des plus concluant, sa cote monte en flèche et on commence à parler de lui dès le 2e tour.

« J’ai tout défoncé au Combine, » se souvient Peters. « [L’ancien tight end des Redskins] Chris Cooley était mon coloc de chambre et il m’a dit, ’T’as été impressionnant aujourd’hui mec. T’as tout attrapé.’ »

Un grand machin pareil capable de courir aussi vite, de catcher le cuir, de bloquer et bien d’autre choses encore doit bien avoir sa place sur un terrain de football se disent tous les observateurs. Reste à savoir où, quand et comment.

« Il est ce que nous appelons un ‘jumbo athlete’, » explique Phil Savage, membre de l’organigramme des Ravens, dans les colonnes de USA Today, à quelques semaines de la Draft 2004. « Très agile. Capable d’attraper le ballon. De bloquer ? Probablement pas aussi bien qu’on puisse espérer d’un tackle offensif. Et autant que je sache, sa mentalité est davantage celle d’un joueur au coeur de l’action, un skill-player. Voir ce qu’il va devenir dans les prochaines années va être extrêmement intéressant. »

« Il était aussi vert que le gazon,» renchérit Gil Brandt, iconique responsable des Cowboys pendant des décennies dans les colonnes du New York Times en décembre 2007. « Il n’avait aucune expérience en tant que bloqueur sur les situations de course comme de passe. »

Trop massif pour être tight end dans une NFL qui s’ouvre de plus en plus à ces stoppeurs-receveurs capables de jouer sur plusieurs fronts à la fois. Sans la moindre expérience de tackle offensif. Rapidement, Peters hérite de l’étiquette de « projet ». Ce mythe du mec incasable qu’on espère caser, un jour, sans trop y croire. Ce joueur au physique hors-norme, au potentiel athlétique immense, mais dont on ne sait pas trop quoi faire. Ce luxe dont on peut se permettre sans trop savoir si on en aura besoin un jour. Des project players, la ligue en accueille des dizaines chaque année. Souvent le temps d’un seul été. Les oubliés sont nombreux. Les success stories sont rares. Mais à l’été 2004, les observateurs sont séduits par Jason Peters et le projettent avec curiosité dans un rôle de tackle dont il ignore absolument tout. Et si la majorité des franchises voient en lui un tight end, d’autres, comme les Chiefs, sont intriguées par sa versatilité et testent son potentiel de stoppeur sur la ligne.

« On m’a demandé, ‘As-tu déjà joué sur la ligne offensive ?’ » se rappelle Jason sur Bleacher Report en 2015. « Mais jamais avant la draft on ne m’a dit, ‘Tu vas devenir lineman offensif.’ »

Pourtant, bien que tight end chez les Razorbacks, Peters aura passé sa dernière année universitaire à délivrer le triple de blocs (61) qu’il n’aura attrapé de passes (21). Autrement dit, il ne part pas de zéro. Loin de là même. S’il ne maîtrise pas toutes les subtilités du poste, il en connaît l’essence.

Peters’ Plan

Curiosité de toute l’avant-draft, Jason Peters demeure un pari bien trop risqué et, le jour J, en dépit d’une cuvée insipide au poste, aucune franchise ne se sent assez audacieuse pour tenter le coup et sacrifier un précieux choix de draft sur lui. Pourtant, Mr. Irrelevant à peine annoncé, son téléphone est pris d’une subite crise d’épilepsie. Pas moins de 20 équipes viennent aux renseignements. Rapidement, le scénario idéal se dessine pour Jason. Celui de pouvoir choisir sa destination.

« Vers le 6e tour, j’ai dit à mon agent que ça serait une bonne chose si je pouvais tout simplement choisir mon équipe, au lieu d’être envoyé de force quelque part et de devoir me battre dans ce qui n’aurait sûrement pas été un combat à armes égales pour moi. »

Plutôt qu’un enterrement de première classe dans le fin fond d’un roster où il n’existe pas vraiment de place pour lui, Peters se retrouve soudainement avec entre les mains le luxe que n’ont pas tous ces mecs draftés dans un des 7 tours fatidiques : celui de choisir la meilleure destination possible pour lui. Malgré les offres plus alléchantes et généreuses de La Nouvelle-Orléans, Atlanta et Miami, Jason jette son dévolu sur des Bills en pleine reconversion après l’échec des années Gregg Williams. À Buffalo, il flaire ce même esprit col bleu et terre-à-terre qui aura bercé son enfance texane. Surtout, la concurrence au poste de tight end semble à sa portée. Dans le nord de l’État de New York, il passe l’été à s’immerger dans le monde pro sous les ordres du nouveau head coach, Mike Mularkey, mais se fait lourder des 65 juste avant le dernier match de pré-saison pour mieux être signé sur le practice squad après avoir traversé le waiver sans que personne n’agite la main.

« Être sur le terrain, » c’est tout ce qui compte pour lui. Une fois sur le rectangle vert, son talent naturel éclatera à la face de tous. Quand il fait son apparition sur la feuille de match en cours de saison, il entre sporadiquement sur le terrain dans un rôle de tight end bloqueur sur les situations de goal-line ou quand il faut aller grignoter quelques petits yards. Rarement mis à contribution en attaque, il défoule son mètre 93 sur les équipes spéciales avec une énergie sauvage, aussi comique qu’effrayante.

« Je n’oublierai jamais le jour où ils l’ont aligné en « R5 » sur le coup d’envoi, ce qui, pour ceux qui ne savent pas, veut dire qu’il est positionné juste à la droite du kicker et a pour mission de courir en plein coeur du terrain, et qu’il a tout défoncé sur son passage, » se souvient amusé Jon Dorenbos, long snapper des Bills à l’époque. « […] Il a déboulé là et a dû envoyer au tapis 4 ou 5 mecs à lui tout seul, comme des quilles de bowling. Sur le coup d’envoi suivant, il se sont tous dispersés à son approche car personne ne voulait plus s’approcher de lui. »

Comme bien des joueurs non-draftés, Jason gagne le respect de ses coéquipiers et coachs sur ces phases ingrates. Là où l’envie et le coeur priment sur la technique et le talent brut.

« Il était phénoménal sur les équipes spéciales, » se souvient Tom Donahoe, GM des Bills à l’époque, auprès de CSN Philly. « Il faisait tout. Couvrait les dégagements, était de l’escouade de bloqueurs sur les punts. Un jour, lors d’une victoire à Cincinnati, il a transpercé la ligne pour aller bloquer le ballon. C’était un athlète fabuleux. »

Ce jour-là, à Cincinnati, il fait mieux que bloquer le ballon. Sous le soleil du Paul Brown Stadium, floqué du numéro 85, bras tendu vers les airs, il contre le ballon, l’envoie rouler dans la endzone, gambade jusque dans la peinture orange sans la moindre opposition et ramasse le cuir. Touchdown. La complète. Oeuf-jambon-fromage. Un presque-double mètre de 145 kilos qui pète la ligne de protection pour neutraliser un punt. Surréaliste. « Il était absolument démoniaque sur les équipes spéciales, » se souvient Ross Tucker.

Envoyé sur le terrain un coup en attaque, un coup sur équipes spéciales, Jason n’a aucune idée ce qu’il fait vraiment tout au long de sa saison de rookie, confiera-t-il quelques années plus tard. Tout ce qu’il sait, c’est qu’il veut passer plus de temps sur le terrain. Et quand Mularkey lui glisse que le coach de la ligne offensive n’arrête pas de parler de lui, il flaire la bonne occasion. « Je ferais n’importe quoi pour être sur le terrain. » Rappelle-moi si tu as déjà joué sur la ligne ? « Nope ! » Serais-tu prêt à le faire ? « Yup. » Sous les ordres de Jim McNally, gourou des lignes offensives de métier, Jason entame sa délicate reconversion.

Gâté par la nature et les gênes, doté d’un impressionnant QI football, Jason se découvre une capacité d’adaptation bluffante, révélatrice de son incroyable connaissance du jeu. Et quand il n’est pas sur le terrain d’entraînement à affiner une technique déjà saisissante de précision, il s’empiffre de séances vidéos sur Anthony Munoz et Walter Jones, deux légendes des tranchées. Tout sauf un hasard se souvient McnNally.

« J’ai coaché Anthony Munoz, le tout meilleur a avoir jamais joué à ce poste. Jason Peters est le deuxième meilleur que j’ai eu la chance d’entraîner. »

Quand il prend sous son aile ce monstre physique sans la moindre expérience de bloqueur de métier sur la ligne, le coach découvre un mec au talent naturel qui, instinctivement, prend ses marques dans ce nouveau rôle de stoppeur à temps plein. S’il se familiarise vite avec la technicité du poste, il bute souvent sur les subtilités tactiques. Comment gérer la pression en situation de passe pour ne pas se faire déborder ? Suivre son vis-à-vis jusqu’au bout ou laisser le guard prendre la relève lorsqu’il s’infiltre vers l’intérieur ? Où placer au mieux ses mains ? Comment absorber la force des rushers adverses tout en maintenant l’équilibre de ses pieds ? Peu-à-peu, dans un rôle de doublure qui lui offre le luxe du temps, il se fond dans son nouveau costume. Et quand ses coaches, curieux, organisent un petite séance de un-contre-un face aux voisins de la ligne défensive, le résultat est scotchant se souvient Ross Tucker, lineman des Bills aux mensurations presque identiques à l’époque :

« Personne n’était capable de le battre. Nos meilleurs pass rushers, Aaron Schobel, Jeff Posey ou bien Ryan Denney, loin d’être des peintres, n’étaient même pas proches de le contourner. Il avait une telle allonge, un jeu de pieds impeccable, était capable d’ajuster son centre de gravité comme personne, il était tellement puissant… » se souvient-il sur le site officiel des Eagles.

Bloqueur depuis la 6e, Tucker n’en croit pas ses yeux. « En 6 secondes, ce mec est déjà à des années lumières de mon niveau. » Dès son premier entraînement à son poste, celui qui s’était contenté de quelques ateliers de lineman en parallèle de sa préparation hebdomadaire de tight end depuis le début de la saison s’impose déjà comme le meilleur bloqueur de Buffalo. En 2005, Mike Williams se blesse à quelques jours de la semaine 6 et Jason se retrouve soudainement propulsé titulaire au poste de right tackle.

L’année suivante, il est promu numéro un pour de bon au détriment de l’ancien Longhorn. À la fin de la saison, muté à l’autre bout de la ligne offensive, il s’installe définitivement côté aveugle et paraphe une prolongation de 5 ans et 15 millions. Un joli pactole pour un mec non-drafté. Une hérésie pour celui qui s’impose, déjà à l’époque, comme le tout meilleur à son poste. Après une querelle de sous-sous entamée par une longue absence pendant l’été 2008, Jason Peters est finalement envoyé à Philly le 17 avril 2009 en échange d’un choix de 1er tour, un de 4e et un conditionnel de 6e tour l’année suivante. Le même jour, le Bodyguard gribouille son nom au bas d’un contrat de 6 ans et 60 millions de dollars. Une récompense à la mesure de son talent. Un talent unique. Un talent générationnel.

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