[Globetrotteurs] Morten Andersen : l’increvable Danois

Des passeports étrangers ou des parents expatriés. S’il sont tous nés à des milliers de kilomètres des États-Unis, ils ont tous fini par atterrir sur les rectangles verts de la NFL. Voici leur histoire.

Une nuque longue à la MacGyver durant ses années dorées de La Nouvelle-Orléans. Une coupe de cheveux plus sage au crépuscule de sa carrière de la Georgie, à la Grosse Pomme en passant par le Missouri et le Minnesota. Des tempes grisonnantes et le front dégagé au moment de dévoiler son buste de bronze à Canton. Plus que l’histoire des modes capillaires, Morten Andersen incarne l’histoire d’un poste dont il n’aura eu de cesse de rehausser les standards durant plus de deux décennies d’une carrière immortelle.

Gaucher, mais pas gauche

Struer, petit port de pêche de la péninsule du Jutland posé sur les flancs de la baie de Venø. Loin de leur Copenhague natale, c’est dans cette localité de quelques milliers d’âmes perdue à quelques encablures des fjords du nord-ouest du Danemark que grandissent Morten et Jakob, son frère jumeau. Entre les deux frangins, le jour et la nuit. Si Morten est un véritable casse-pied incapable de tenir en place 10 secondes et qui ne ferme jamais sa boîte à camembert, Jakob est l’exact opposé, un modèle de discrétion. À se demander s’ils sont vraiment frères. Lors des promenades dominicales, Morten zigzague entre les arbres comme un hystérique hyperactif pendant que son clone flâne en arrière, cueillant quelques fleurs et ramassant de jolis cailloux au passage. Quand la famille embarque dans la petite Peugeot, le sale gosse prétend qu’il est plus rapide qu’elle. « Je peux courir à 20 kilomètres à l’heure, » frime-t-il, nous raconte Sports Illustrated. Et dès que la voiture démarre, le sprinteur en culottes courtes se roule au sol, en larmes, jusqu’à ce que ses parents fassent machines arrière. Un emmerdeur de première qui, par miracle, a hérité de parents doués d’une patience à toute épreuve. Il faut dire que les gamins, ça les connait.

Erik, un père psychologue qui dédie sa carrière aux enfants handicapés en milieu scolaire, et Hanne, une bibliothécaire qui enseigne le danois et sa culture pavée d’histoire aux futures générations, les deux faux jumeaux grandissent la tête bien faite et bien remplie. Ils ont au moins ça en commun. Pendant que le Danemark participe activement à la construction européenne au coeur des années 60, loin de ces préoccupations politiques réservées aux adultes, Morten passe d’interminables heures au grand air à tenter de venir à bout d’une jauge d’énergie qui semble inépuisable. Cheat code.

« Nous passions nos journées dehors, » se souvient-il sur canalstreetchronicles.com en octobre dernier. « Nous rentrions quand il se mettait à faire nuit ou quand nous commencions à avoir faim. Nous étions une petite bande d’amis et tant qu’un ballon traînait pas trop loin, nous étions heureux. »

Morten a 5 piges quand il tombe inévitablement sur un de ces ballons ronds. Comme des millions de gosses du Vieux Continent, il cède au charme de ce sport fédérateur. Ado talentueux, il passera à deux doigts d’intégrer la sélection nationale. Pas rassasié par les kilomètres qu’il engloutit sur les rectangles verts, il brille sur la ligne droite et les bacs à sables des pistes d’athlétisme. L’hiver, quand le temp se rafraîchit, il se fait remarquer au sol et au saut de cheval dans la douceur des salles de gymnastique. Et quand les éléments contrarient la pratique du football, il réduit la taille du ballon et l’empoigne à pleine main. Foot et hand, deux sport où il se bâtit une réputation de grand espoir au fil des années et attise la curiosité des sélections de jeunes. Puis vient l’adolescence et la prise de conscience soudaine que les filles ne sont pas juste des enquiquineuses. « Le ballon était encore important pour nous, mais un peu moins, » s’amuse Morten.

Dans un pays où le handball fait office de religion d’État, à 16 piges, Andersen décroche le titre national. Alors que la fin du lycée pointe à l’horizon, il est approché par la sélection espoir après avoir passé de longues années à cavaler, bondir, donner des coudes et traverser à toute vitesse et avec brio les terrains glissants des ligues junior. Au lieu de ça, en bon fiston, il décline l’offre de la DHF, renonce à des rêves d’olympisme tout sauf fantaisistes et exauce le souhait de ses parents. Partir étudier pendant un an aux États-Unis. Y peaufiner son anglais bredouillant et s’imprégner de cette insouciance yankee.

« La prudence aurait voulu que je dise, ‘Je préfère rester au Danemark,’ mais je pense que ça n’a jamais été dans l’ADN de cette famille de jouer le coup sûr et sans risque, » explique-t-il au Morning Journal en août 2017. « Aucun de nous n’était proche d’imaginer toute l’aventure qui m’attendait. Et c’est là tout le sel de la vie. Si tes oreilles et tes yeux sont grand ouverts et disposés à saisir n’importe quelle opportunité, elles attendent juste sous ton nez parfois. »

Une aventure outre-Atlantique qui s’inscrit dans la philosophie d’ouverture d’esprit, d’ouverture au monde et de soif de savoir qu’Erik et Hanne se sont attelés à inculquer à leurs jumeaux. Jusque dans leurs assiettes. Un soir par semaine, un met plus ou moins exotique s’invite à la table des Andersen. « Ça pouvait être des escargots ou n’importe quoi d’autre. » Biberonné à cette vision mondialiste de la vie et de l’éducation, Morten achève le lycée en ayant étudié l’anglais, le français, l’allemand et le latin en classe et potassé le suédois et le norvégien en autodidacte.

« Je suis né à Copenhague juste avant la Seconde Guerre mondiale et je n’ai jamais pu quitter le pays, » explique son père à nola.com. « Je pense qu’il est primordial pour les Danois de s’intéresser aux autres peuples. Nous sommes un si petit pays. Nous nous devons d’explorer. »

Le lycée version danoise achevé, il prend son envol. L’après midi du 19 août 1977, jour de ses 17 ans, il débarque sur le tarmac de l’Indianapolis International Airport pour ce qui est sensé être un court échange culturel de 10 mois seulement. Un simple aller-retour. Ce vendredi soir-là, Dale et Jean Baker, le couple de 4 enfants qui l’accueille, l’emmènent assister à un mini tournoi de football entre 6 différentes équipes du coin. Pour l’ado, une première. Une découverte totale qui lui fait oublier le décalage horaire.

« Je n’y connaissais absolument rien, » raconte-t-il au Detroit Free Press en juillet 2017. « La forme du ballon était différente, tout un tas de choses m’étaient totalement étrangères et je ne parlais que très peu anglais à l’époque pour ne rien arranger. Mais c’est devenu un facteur, un vecteur, si vous préférez, de mon intégration rapide à la façon de penser américaine et à ma vie de lycéen. »

Fascination, étonnement, surprise, curiosité, amusement. Toutes les émotions sont au rendez-vous de cette première rencontre.

« Je me suis concentré sur la façon dont l’attaque mettait le ballon en jeu et de mon point de vue d’immigrant, je dois avouer que c’était particulièrement troublant, » avoue-t-il. « Il y avait ce très gros bonhomme dans ces pantalons très serrés, penché en avant avec le ballon dans ses mains. Jusque là, ça aurait pu aller s’il n’y avait pas cet autre type nettement plus petit avec des bas tout aussi serrés placé juste derrière lui, en train de se lécher les doigts tout en pointant de l’index et en beuglant des ordres. »

Quand Dale, également prof à la Ben Davis High School et directeur du programme international, lui demande s’il serait intéressé par le football, il n’est pas particulièrement emballé. « Pas vraiment non. » Puis après un bref temps de réflexion, se souvenant que son futur lycée n’a pas d’équipe de soccer, « Pourquoi pas après tout, je vais essayer. » Le matin suivant, ses pompes de foot dans les mains, il est dans la voiture, en route vers l’entraînement de Roger, le casqué de la famille. Le temps d’adaptation à cet étrange ballon est une formalité et Morten retrouve très vite les sensations de ses années de soccer. Une banale conversion pour commencer. Puis une frappe de 25 yards plus corsée. Puis 35. Rapidement, ses coups de patte épatent la galerie et arrivent aux oreilles du coach, occupé ailleurs.

« Un de mes joueurs s’est précipité en courant vers moi et m’a dit, ‘Coach, vous devez voir ça’, » se souvient Bob Wilbur. « Quand on est arrivés près du terrain, Morten devait être sur la ligne de 45 ou 50 je crois et le ballon a filé dans les nuages pile entre les perches. Et c’est comme ça que mon fils n’a plus jamais frappé de sa vie. »

Quarterback et kicker de l’équipe, Wilbur Jr. est destitué de son rôle de buteur sur le champ. Le petit expat, lui, vient de se faire « 80 potes ». Mais gare aux ratés le prévient Bob sur le ton de la boutade, sinon il « le remet dans l’avion. » Pour protéger son nouvel artilleur, le coach ordonne à Morten de courir vers les lignes de côté après chaque coup de pied d’engagement pour éviter les mauvais coups d’adversaires qui ne se privent pas de le cibler. L’ado peine encore à comprendre ce qui vient de lui arriver.

« Je suis arrivé depuis quelques jours seulement, je suis planté là avec tout cet attirail et ces protections, à essayer de frapper dans un ballon, et c’est comme ça que tout a commencé, » raconte-t-il avec nostalgie à ESPN en février 2017. « Je pense que tout le monde, et moi le premier, a été surpris par le tournant positif que ça a pris. »

Rapidement, le Danois prend goût à ce nouveau jeu, cette nouvelle vie et ces nouvelles possibilités qui s’ouvrent à lui. Un nouveau ballon au courbes allongées, 10 fou furieux qui se ruent sur lui, la bave aux dents, et cet équipement pesant sur les épaules. Tant de nouveautés terriblement excitantes. Soudainement, le plan initial prend du plomb dans l’aile. Plus question de 10 mois à s’imprégner de la culture américain et perfectionner son anglais puis d’un sage retour au pays pour reprendre le sport et le fil de sa vie scandinave. « Le destin avait un tout autre projet pour moi, et je l’ai saisi de toutes mes forces. » Excité par ce challenge totalement imprévu, par la perspective grisante d’être témoin de ses progrès jour après jour et par cette petite popularité naissante, il n’envisage pas de rentrer au Danemark. S’il s’habitue vite aux rigueurs de l’entraînement et à la dimension physique du football, la composante mentale se révèle plus délicate à dompter.

« Je pense que le plus dur dans le rôle botteur, en ce qui me concerne, c’était tous ces moments d’attente, sur le bord du terrain, tout ce temps libre qu’on a, » témoigne-t-il sur canalstreetchronicles.com« Développer toute une routine disciplinée où tu ne laisses pas ton esprit vagabonder et te retrouves soudain à te dire, ‘Oh merde c’est à moi de jouer maintenant !’. »

Pour sa première saison de footballeur et la dernière de sa vie de lycéen, Morten transforme 5 de ses 7 tentatives de field goal et les Giants échouent en demi-finale d’État devant 10 000 ados et parents survoltés. Une assistance intimidante pour ce gamin d’un bled 5 fois moins peuplé que le stade qui jouait au mieux devant 20 badauds lors de ses parties de soccer. Une centaine peut-être lorsqu’il enfilait sa tunique de handballeur. 

Un week-end à Orlando où il découvre Disney World. Quelques jours à New York pour assister à la parade de Thanksgiving de Macy’s. Entre deux cuillerées de beurre de cacahuètes dont il oublie progressivement la « puanteur, » Morten s’intègre à sa vie américaine. Bientôt, sa trombine ira rejoindre les portraits des autres gamins de la famille suspendus dans la salle à manger des Baker. Malgré un football du vendredi soir qui ne fait pas vraiment briller les botteurs, son nom atypique parvient aux oreilles des recruteurs de Purdue et Michigan State. Le dilemme tant redouté depuis ses premiers jours prend vie. Rentrer au Danemark, comme convenu, ou prendre la tangente et poursuivre sa folle aventure américaine. La veille du National Signing Day 1978, le coach des Spartans l’emmène dévorer une pizza et, à minuit passé de une minute, un stylo à la main, le Danois fait le choix d’une vie. Un choix qui doit encore obtenir l’aval maternel.

« J’ai dû appeler ma mère et lui dire que je ne rentrais pas, » se remémore-t-il. « Je lui ai dit, ‘Maman, je reste 4 ans de plus.’ Elle ne l’a pas très bien pris. »

La pilule digérée, le Danevang attendra et Morten s’enrôle pour Sparte. Sur le verdoyant campus centenaire d’East Lansing, il retrouve un compatriote. Hans Nielsen, natif de Velje, sur la face orientale du Jutland, entame sa dernière année de kicker sous le vert des Spartans. Une tignasse blonde rassurante, une langue familière, réconfortante même, et des mots qui le convainquent que si son aîné l’a fait, alors c’est aussi dans ses cordes.  Un an après avoir accepté mollement d’essayer de taper dans un ballon ovale, presque par politesse, une bourse d’études de kicker en poche, il embrasse pleinement une carrière de footballeur tombée du ciel. Véritable plot twist d’une vie.

Très vite, Morten et Hans deviennent inséparables et bondissent de bar en bar en quête de Carlsberg à écluser entre deux souvenirs nostalgiques. La mafia danoise. Au cours de son année de sophomore, il se découvre une seconde famille américaine. Coiffeuse à Holt, Michigan, pendant 40 ans, Janice Cummings s’est reconvertie en réceptionniste dans le dortoir où vit le kicker après avoir raccroché ses ciseaux, son peigne et son sèche cheveux. La pré-retraitée et son mari se prennent d’affection pour le Danois qui emprunte même leur voiture pour s’entraîner à passer son permis de conduire. Les jours de match, le couple agite un large drapeau rouge barré d’une croix blanche horizontale dans les tribunes chaque fois qu’il s’apprête à balancer un coup de tatane.

Sur le rectangle vert lacéré de blanc, beau bébé d’un mètre 88 et une petite centaine de kilos, Morten Andersen est le spectateur privilégié des prouesses de Kirk Gibson, receveur des Spartans au talent inné. Drafté au 7e tour par les St Louis Cardinals, ceux du foot, et au 1er par les Tigers de Detroit, il optera judicieusement pour une carrière de joueur de baseball professionnel qui le hissera au rang d’icône et lui vaudra de décrocher deux titres de Séries Mondiales. Pour la première saison universitaire de Morten, après un début houleux, les Spartiates enchaînent 7 succès consécutifs et partagent le titre de conférence avec leurs ennemis de Michigan. Junior, il fait taire les 105 132 fans de la Big House des Wolverines en expédiant une taloche de 57 yards entre les poteaux jaunes. Le 12 septembre 1981, pas intimidé par l’impressionnante verticalité du fer à cheval d’Ohio State et ses 81 084 visages hostiles, il balance un coup de savate de 63 yards entre les perches et s’octroie le record du coup de pied le plus long de l’histoire de la Big Ten.

« C’est un de ces coups de pied que tu frappes, qui décolle et résonne comme une fusée, » raconte-t-il au Detroit Free Press« C’est comme si ma jambe avait tiré un coup de canon et le ballon a effacé la barre de 10 bons yards.

Avec field goal, c’est un pan entier de l’histoire de cette conférence créée en 1896 qui s’écroule. L’ancien record remontait  à un autre siècle à bien des égards. Au 24 novembre 1898 exactement. En clôture de la saison face à Northwestern, Pat O’Dea, fullback vedette, capitaine et accessoirement buteur australien des Badgers, saisit le ballon dans la longueur et expédie un drop kick de 62 yards entre les poteaux malgré le blizzard. Une formalité pour un « Kangaroo Kicker » connu pour avoir envoyé sur orbite un punt de 116 yards au cours de ses deux années dans le Wisconsin.

All-Big Ten. All-American. Le Danois achève sa carrière universitaire au terme de sa campagne la plus accomplie. En 4 saisons et 44 matchs bariolé de vert, Morten et sa guibole gauche passent 45 field goals et convertissent 126 de leurs 130 conversions dans un programme au creux de la vague qui court désespérément après les triomphes des années Duffy Daugherty entre les 50’s et 60’s. De ses 56 coups d’envoi, 39 finissent dans la peinture ou au-delà. Touchback. Plus que des exploits personnels revigorants pour l’égo, Andersen quitte East Lansing avec des souvenirs immortels qui dépassent de vulgaires taloches.

« […] Ce que je retiendrais le plus de ces années-là, ce sont toutes les relations nouées, les camps d’entraînement, les samedis soirs après les matchs, le vestiaire – tous ces moments qui resserrent les liens et sont durs à expliquer. C’est un sentiment très intime et intense. C’est ce que je retiens de Michigan State. »

L’apprentissage studieux achevé, le chemin vers une carrière incomparable l’attend. Sa vie de footballeur en est encore à ses balbutiements.

Mortenmania

S’il ne fait guère de doute qu’il fera partie des heureux élus, Morten n’a aucune idée de quand il sera sélectionné. L’un des 3 premiers tours ? Improbable. 11 ou 12e tour ? Il se sera sûrement dégoté un point de chute depuis belle lurette. Une chose est certaine, il ne s’imagine pas vêtu de noir et d’or. Jamais les Saints n’ont manifesté le moindre intérêt à son égard. Les deux parties n’ont même pas échangé le moindre mot. À l’inverse de Cowboys qu’il a très régulièrement eu au bout du fil. Ou bien des Lions ou Bears, eux aussi très intéressés. Le dernier weekend d’avril 1982, à l’hôtel Sheraton de New York City, son nom retentit finalement trois tours et 85 choix avant celui d’un autre kicker globetrotteur, Gary Anderson. Trois ans seulement après avoir sacrifié le 11e choix général de la Draft 1979 pour arracher Russell Erxleben et son boulet de canon record de 67 yards sous le orange rouille des Longhorns de Texas, les Saints de Bum Phillips, toujours en quête de leur première saison positive après 15 ans d’existence monastique, récidivent dès le 4e tour. Pendant ses 13 années dans le bayou louisianais, Andersen va connaître toutes les premières d’une franchise qui sort enfin de l’obscurantisme.

« J’espère que t’aimes la Budweiser et la musique country. » À peine drafté, les premiers mots du coach tout sauf catholique des Saints donnent le ton. « Certainement monsieur, » répond poliment ce fan d’ABBA et buveur de merlot qui n’a aucune idée de là où il s’en va.

« La Nouvelle-Orléans, il a fallu que je regarde sur une carte en disant, ‘Mais où c’est La Nouvelle-Orléans bon sang?’ J’avais entendu parler de Louis Armstrong et du jazz, mais ça ressemblait presque à un pays étranger pour moi. »

Si la géolocalisation pose problème, Morten sait parfaitement dans quel bourbier il s’embarque. « Les Saints étaient épouvantables, » se souvient-il en entrevue avec le site Canal Street Chronicles. Deux ans plus tôt, en semaine 15, ils échappaient de peu à l’innommable en arrachant d’un petit point leur seule victoire de la saison sur le terrain des Jet dans un stade à moitié vide. L’année suivante, ils ne perdaient que 12 fois. En 15 années d’existence, jamais ils n’ont connu les playoffs. Jamais ils n’ont fini une campagne avec un bilan positif. Leur meilleure saison : 8-8. En 1979. Ceux que leurs propres fans désabusés, régulièrement couverts d’un sac d’épicerie en papier, surnomment les ‘Aints ont déjà usé 10 coachs. Même l’immense Hank Stram s’est pété les dents. Mais sous les ordres d’un Bum Phillips qui croit dur comme fer en lui et avec la confiance d’Harold Richardson, gourou des équipes spéciales, Morten se sent entre de bonnes mains. Même après une blessure dès son premier coup d’envoi chez les pros et une pré-saison foirée, les deux hommes maintiennent leur confiance en lui. Sûrs de son immense potentiel.

À 22 ans, il déboule dans une ligue où, en dépit de la révolution soccer-style initiée par les frangins hongrois Gogolak, le Norvégien Jan Stenerud et le Chypriote Garo Yepremian une décennie plus tôt, l’art du kicking est encore loin d’être une science aussi exacte et automatique qu’elle ne le deviendra dans le courant des années 2000. Surtout, la portée de tir poussive d’artilleurs qui découvrent une nouvelle technique pour certains ou s’entêtent dans une mécanique obsolète pour d’autres en fait encore des armes de courte ou moyenne distance au mieux. La saison précédente, seul le Norvégien des Packers et Rick Danmeier, botteur des Vikings, affichaient un taux de réussite supérieur à 80%. Ils n’étaient que 12 à avoir passé un coup de pied de 50 yards ou plus. 35 ans plus tard, au moment d’enfiler sa veste moutarde de hall of famer, ils sont 6 à tourner à 90% et plus, 11 à carburer à au moins 85 et 9 à turbiner entre 80 et 84,9% de succès. L’intimidante barre des 50 n’a plus rien de cet Everest presque indomptable. Seules 5 formations n’ont pas enregistré le moindre field goal très longue distance. En quelques années, le dynamiteur danois va révolutionner son poste.

Entre une campagne écourtée par la grève de 1982 et des blessures à répétition, Morten ne garde pas un très bon souvenir d’une année de rookie où il doit se contenter d’un 2/5 indigne de ses standards. Après une saison pour du beurre, il s’ajuste, retrouve la mire, passe une bombe de 53 yards, claque trois coups de pied de la gagne et signe un séduisant 75% de réussite, donnant le ton de ce qui deviendra vite sa marque de fabrique. Puissant, précis et décisif. Dans la continuité de la révolution européenne de ses aînés, Andersen va devenir le précurseur de ces botteurs modernes à la précision chirurgicale et la puissance de frappe dévastatrice. Létale. Ces alpinistes des gridirons qui effacent les sommets uns à uns.

« Morten a été le principal artisan de ces tout nouveaux standards en matière de kicking, la distance et la précision, les deux aspects les plus importants quand tu frappes un coup de pied, » reconnait Gary Anderson, ancienne gâchette record des Steelers et Vikings. « Il a établi de tout nouveaux standards. »

En 85, chirurgical, celui qui héritera bientôt du surnom de M. Automatic carbure à 88,6% de réussite. Seul Nick « The Kick » Lowery le devance d’un souffle et avec 8 tentatives de moins au compteur. Un duel à deux derrière une concurrence de plus en plus relevée qui tourne pour une large majorité entre 76 et 84%. Tout ça, en plein ouragan en interne. Bum Phillips viré en cours de saison, son homonyme Wade Phillips assure brièvement l’intérim avant que la franchise ne poursuive le grand chambardement en engageant Jim E. Mora et ses méthodes radicalement différentes. « C’est comme si tu étais en train de déguster un cupcake et que soudainement on te dit d’avaler de la mortadelle, » comment Morten de sa prose la plus fine. La transition est rude.

« On est passé d’un camp de vacances à un camp militaire. Ça a été terrible parce que les propriétaire ont changé en même temps, » se souvient-t-il sur canalstreetchronicle.com« Et John Meccom était quelqu’un de fantastique. Il a investi sur les joueurs. Nous avions des super camps d’été à Vero Beach, avec de la bouffe top, des fruits de mer. On travaillait, mais c’était détendu, c’était fun. Ça a changé avec Jim Mora. »

L’année suivante, Lowery, son rival de KC, dégringole pendant que Morten, impeccable sur conversion, maintient une précision redoutable de 86,7% de réussite. Le nouveau trio constitué du propriétaire Tom Benson, du GM Jim Finks et de coach Mora flirte avec l’équilibre et pose les fondements d’un renversement total de culture dans une franchise abonnée à la figuration depuis près de deux décennies. Sur le terrain, le Danois est imperturbable, imperméable à toutes ces tribulations, même quand la nostalgie de ses origines vient lui tordre les boyaux au pire des moments.

« Je peux être pris d’un gros mal du pays parfois, » avoue-t-il à Sports Illustrated en 1987. « L’attente avant un coup de pied crucial déconnecte quelque chose en moi. Je me mets à me parler intérieurement. Ma mère se moque de ce field goal, mon père se moque de ce field goal et mon frère se moque de ce field goal aussi. 5 millions de Danois se moquent éperdument de savoir si je vais mettre ce field goal. Je vous en supplie, laissez-moi rentrer chez moi. »

En 1983, avant que NOLA ne soit frappé par ce séisme en interne, il pose courtement vêtu pour une affiche qui immortalise les années fastes de la Mortenmania. Un short serré qui remonte au ras des bijoux de famille, un crop top à moitié transparent au niveau des pectoraux qui laisse son nombril à l’air, appuyé contre un casier de vestiaire, légèrement déhanché, la raie bien au milieu de ses cheveux en brosse, le regard qui tue. Plus de 16 000 exemplaires seront vendus. Car dans une ville qui ne fait décidément rien comme ailleurs, il est la véritable star d’une Nouvelle-Orléans qui n’a que les Saints à se mettre sous la dent. Morten étrenne sa longue silhouette scandinave et ses vêtements au summum de la mode européenne dans un Vieux Carré où il ne laisse pas la gente féminine indifférente. Une attention inhabituelle pour un kicker qui n’est pas pour lui déplaire. En 1985, étendu sur le capot d’une porsche rouge, il est en couverture d’un magazine local qui titre sur les 10 célibataires les plus convoités de la ville.

« À cette époque, chaque nuit était comme un concert de rock, » raconte-t-il à SI« Il fallait que ma vie change. »

Repenti après des années d’excès qu’il ne regrette pas, il fréquente brièvement Anne White. Une joueuse de tennis professionnelle davantage connue pour avoir porté une combinaison intégrale en Lycra blanc lors de Wimbledon 1985 que pour ses exploits raquette en main. Quand la décennie 1980 s’achève, de ses 31 tentatives des 50 yards ou au-delà, Morten en aura converti 13. Un total famélique pour les standards d’aujourd’hui, mais une régularité toute relative qui en fait un des artilleurs longue distance les plus efficaces des 80’s. Aussi, il s’impose comme le roi des touchbacks de ces années aux modes capillaires douteuses. Un trône qu’il cédera peu à peu, à mesure qu’il créera des émules et inspirera toute une nouvelle génération de frappeurs aux jambes bioniques. Une allonge sans égal grâce à laquelle il raccourcit le terrain. Plus besoin de se rendre si profondément en territoire ennemi pour pouvoir menacer les poteaux jaunes. Un atout nouveau dont ses coachs ne tardent pas à saisir toute l’importance stratégique dans un jeu où chaque pouce compte.

« Morten m’apporte un sentiment de sérénité, » raconte Jim E. Mora dans les pages de Sports Illustrated en décembre 87. « Je sais que si on arrive à aller dans son rayon d’actio— et je suis serein jusqu’à 50 yards — alors on aura les trois points. Je respire mieux grâce à lui. »

Dans sa tête, chaque fois que le ballon traverse la ligne médiane, Morten se prépare mentalement. Tranquillement, il s’éloigne de l’action et de ses coéquipiers. À près de 20 mètres du premier d’entre eux parfois. « Je veux que personne ne me parle. Ils savent tous qu’ils doivent rester loin de moi. » Dans sa tête, il se répète qu’il va réussir le coup de pied. Qu’il peut le faire. « Allez, allez, » s’encourage-t-il une dernière fois avant d’aller catapulter trois ballons, pas un de plus, dans le filet d’entraînement. Puis, ultime étape, faisant abstraction de tout le brouhaha ambiant, sur la toile noire de ses  yeux clos, il projette le cuir qui s’envole entre les deux poteaux jaunes. À Pittsburgh, une fois, il reste imperturbable malgré les insanités les plus cradasses que lui balancent les fans des Steelers. Certains de ses coéquipiers sont scandalisés. Lui n’entend rien. Il est prêt. Dans son monde.

Hors terrain, le Morten séducteur, fêtard et parfois presque dandy a bien changé. Finies les couvertures tape à l’œil en petite tenue et les parade sur Bourbon Street, le Danois assiste à près d’une trentaine de levées de fond pour des oeuvres caritatives chaque année. Impliqué auprès du New Orleans Ballet et de son orchestre symphonique, il perpétue l’enseignement de ses parents. Mais s’il ne fallait retenir qu’une cause, ce serait certainement l’Hôpital pour Enfants où il est régulièrement accueilli par les cris de joie de Ronnie Lair, cet ado de 11 ans coincé dans un fauteuil roulant. « Morten arrive ! Morten arrive ! » Quelques jours après une délicate opération visant à rallonger une de ses jambes, pour son anniversaire, il reçoit un ballon dédicacé des mains du botteur.

« Morten avait pour habitude de nous rendre visite une fois par semaine, mais c’est devenu trop du pour lui, » se souvient Brian Landry, l’un des cadres de l’établissement dans SI en décembre 1987. « Il est devenu tellement proche des enfants. Il les regardait droit dans les yeux. J’en suis incapable. Je dois regarder leurs oreilles voire derrière eux. »

Sans filtre. Authentique. Andersen se souvient de ce jour où il débarque à l’hôpital comme il en a si souvent pris l’habitude. À peine arrivé dans le hall, un médecin se précipite sur lui, le tire à part et lui parle de ce petit garçon qui a décidé d’abandonner. Las, épuisé par la maladie, il n’a plus la force de se battre. Pendant 30 minutes, en tête-à-tête avec ce gosse isolé aux soins intensifs, il le convainc de ne pas renoncer. Que la vie vaut encore la peine d’être vécue. Quelques semaines plus tard, il reçoit un mot de remerciement du doc. Le gamin est rentré chez lui, apte à reprendre l’enfance innocente qu’il mérite. C’est aussi Devet Frye, cette jolie ado de 17 ans qu’il découvre dans un couloir, immobilisée sur une civière, le pelvis brisé, partiellement paralysée. Morten saute sur un brancard vide juste à côté, s’allonge en face d’elle et fait les présentations. Terriblement affaiblie, l’adolescente a toute la misère du monde à parler. Le Danois se saisit doucement de sa main pour l’encourager. Bientôt, escortée par son nouvel ami et ses paroles d’espoir, elle n’aura plus besoin que d’une canne pour se tenir debout et marcher.

Côté terrain, en 1987, malgré un léger fléchissement, Andersen s’invite à son 3e Pro Bowl consécutif. Portés par la jambe d’alien de leur botteur et par l’incomparable énergie de la Dome Patrol emmenée par l’immense Pat Swilling et l’inépuisable undrafted et regretté Sam Mills, les Saints de Jim E. Mora sortent de leur torpeur. Après 20 ans d’existence, ils passent enfin leur profession de foi, mais ratent la confirmation. Commandés par le Coach de l’Année, les joueurs de NOLA décrochent 12 victoires, mais sont écartelés par les Vikings et une défense violette impitoyable portée par Chris Doleman et Joey Browner pour leur baptême du feu en playoffs. Encore Pro Bowler en dépit d’une tendance à la baisse qui se poursuit en 88, Morten s’impose comme le buteur de la décennie. Dans une NFC Ouest ultra relevée sur laquelle marchent les 49ers sauce West Coast de Bill Wash et Joe Montana, les tonsurés enchaînent deux saisons dans le vert, mais sans playoffs. Et quand ils s’invitent aux festivités de début d’année trois saisons d’affilée de 90 à 92, c’est pour se faire châtier dès le premier tour à chaque fois.

« Je crois qu’en 5 ans, les Saints ont remporté plus de matchs que n’importe quelle autre équipe, » se rappelle Morten. « On était juste incapables de gagner en playoffs. C’était le plus rageant, parce que nous étions vraiment bons. »

Surtout en 91, lorsqu’ils décrochent le premier titre de division de leur existence, bien aidés par un Andersen qui catapulte un coup de pied de 60 yards face aux Bears, le deuxième field goal le plus long de l’histoire de la NFL. À trois unités du pied plat d’un autre Saint, Tom Dempsey, 21 ans plus tôt. Mais rien n’y fait, ces trois chances manquées, les joueurs du Bayou sombrent en pleine mélancolie. Malgré la frustration du terrain, le groupe demeure incroyablement soudé se souvient Morten. Ils sont bien plus « qu’une bande de gars qui travaillent ensemble. » Entre les conneries du vestiaire, les soirées de jazz entre coéquipiers et les escapades dans une Lincol Continentale au front démesuré, comme à Michigan State, le Danois retient avant tout la camaraderie de ces années pas toujours réjouissantes côté terrain. Comme ce soir du 31 décembre 1990. Les Saints viennent de battre les Rams et d’arracher leur billet pour les playoffs malgré un bilan faiblard de 8-8. Le coup de sifflet final retentit aux alentours de 22h30. À peine le temps de se congratuler virilement, de se laver et de se changer, tout le monde prend la direction du Quartier Français et arrive à temps pour le gong de minuit.

En 1989, après deux années aux allures d’avertissement sans frais, le Danois dévisse totalement. Incapable d’effacer la barre des 50 malgré 4 essais pour la première fois depuis son année de rookie, il dégringole à la moyenne miséreuse de 69%. Un an plus tard, il retrouve le Aloha Stadium d’Honolulu. Les années filent, mais rien ne semble ébranler la portée de frappe de l’imposant Danois. Conçu pour durer, son corps enquille les coups de pied sans broncher, avec la même frénésie.

« Il était bâti pour le long terme, » admet Chris Boniol, botteur des Cowboys et Eagles dans les années 90. « C’est un type puissant avec un corps imposant, et donc plus résistant. Et puis il y a les gars comme moi. Je faisais 1 mètre 80 et 80 kilos. Ça fait une sacrée différence et ça me prenait toute l’énergie du monde pour frapper un bon ballon comparé à sa force à lui. » 

Un physique peu commun pour un kicker qu’il doit à son hyperactivité maladive. En pleine saison morte, il soulève de la fonte 5 jours par semaine pour faire gonfler des muscles qui ne le feront pas frapper plus loin. Et quand il ne fait pas de la gonflette, il nage, skie, court, enfourche son vélo, agrippe sa raquette de tennis ou sue à gros goûte en cours d’aérobic.

Hey dude, ok man, thanks buddy. 10 ans après son arrivée, Morten jacte comme un vrai américain. Seul un très léger accent trahi les origines de celui qui a hérité du surnom d’American Dane. Pourtant, chez lui, seul dans cette immense maison aux allures de musée de la Scandinavie, il se parle en danois. Planté devant l’un des innombrables tableaux scandinaves qui décorent sa garçonnière ou l’une de ces poteries danoises posée sur un meuble typiquement de chez lui, il cogite en danois. Le soir, assis seul à sa table nordique, il déguste un plat danois avec de l’argenterie danoise en repassant le fil de sa journée en danois. Plus tard, dans son lit, il épluche le Politiken Weekly, consciencieusement envoyé par ses parents, avant de se plonger dans un roman ou un essai de Karen Blixen, Søren Kierkegaard ou Jens Peter Jacobsen pendant qu’un album du compositeur et guitariste C.V. Jørgensen joue en fond sonore. Mais depuis peu, ce Scandinave convaincu se met à écrire ses listes de course en danois, évidemment, mais aussi en anglais. Même ses rêves sont devenus bilingues dernièrement. Le début de l’assimilation.

« Je m’assure de parler à mes parents et mon frère au moins une fois par semaine, » explique-t-il à Jill Lieber. « Il faut que j’entretienne mon danois. Au téléphone c’est facile, comme une petite piqûre de rappel. Mais ça devient de plus en plus dur à l’écrit. J’ai de plus en plus de mal avec la syntaxe. »

Fordi han er stolt af at være dansk.

Vers l’immortalité

En 1995, en même temps que les Saints retombent dans le péché et pendant que l’archevêque Jim E. Mora fait ses dernières prières, Morten Andersen est à l’apogée de son art. Chez l’ennemi d’Atlanta, d’un an l’aîné de la franchise de NOLA. Quelques mois plus tôt, après 13 années de bons et loyaux services, prétextant un déclin dans sa précision et un plafond salarial serré, la franchise de La Nouvelle-Orléans a préféré se délester de son meilleur missionnaire. « Ils voulaient que je réduise mon salaire de 40%, » précise le kicker qui avait imaginé d’autres adieux.

« Je faisais un million de dollars par an et ils avaient ce gars chargé du plafond salarial, un certain Chet Franklin, qui visiblement considérait qu’un kicker n’avait pas le droit de gagner autant. »

Les hommes au lys passeront 6 années à végéter au Purgatoire. Des défaites routinières, des victoires aux allures d’anomalies et des playoffs à la téloche. Pendant ce temps-là, dans le nid des Faucons, le dynamiteur danois aux 35 printemps semble plus jeune que jamais. Là-bas, revanchard comme jamais, il retrouve son autre jumeau. Bobby Hebert, quarterback des Saints de 85 à 92 né lui aussi le 10 août 1960. Un seul PAT raté, un séduisant 31 sur 37 qui porte sa précision à 81,7% et une gâchette du tonnerre à longue distance rien que pour emmerder d’anciens employeurs qui prétendaient qu’il avait perdu de sa puissance de frappe. 8 de ses 9 tentatives de 50 yards ou plus effacent la barre horizontale jaune, dont un coup de canon de 59 yards en clôture face aux champions en titre de San Francisco. Le 17 septembre, au Superdome, il réalise un sans faute, inscrit 13 points et savoure sa revanche grâce à un succès au forceps. Rebelote mi-décembre. Même adversaire, autre théâtre. 4/4 à nouveau, un total de points identique et un festival de loin. 51 yards une fois, 55 deux fois, il écoeure ses anciens partenaires. En playoffs, pour le dernier jour de l’année 1995, le pilonnage en règle de Jeff George et le 100% de Morten ne suffisent pas à étouffer la fougue de Brett Favre.

1996. 1997. Deux années diamétralement opposées. L’une lugubre, à oublier. La dernière de June Jones sur le banc. L’autre lumineuse, porteuse d’espoirs. La première de Dan Reeves sur le banc. 24 mois bipolaires qui se reflètent dans les performances d’un Morten qui gagne 10 points de précision entre l’une et l’autre. Si 1997 n’accouche de rien, elle pose les fondements de 1998. 4e attaque la plus prolifique, 4e défense la plus hermétique, 14 victoires inédites dans l’histoire de la franchise et un kicker scandinave fidèle à lui même. Insensible à la pression. À l’inverse de son presque homonyme sud-africain. À Minneapolis, en finale de conférence, sous les yeux de Dale et Jean Baker, sa première famille américaine, Gary Anderson flanche, Morten Andersen brille. Un sans faute et le coup de pied de la gagne en prolongation. À 32 piges, les piaffes d’Atlanta vont découvrir le premier Super Bowl de leur existence.

Sous le soleil déclinant et la douceur du Pro Player Stadium de Miami, pour le 33e Big Game de l’histoire, Morten ouvre les hostilités de 32 yards sur la première série offensive du match. La réplique est cinglante. Portés par les jambes de Terrell Davis et ses 2008 yards en saison régulière, les Broncos galopent sur la première mi-temps et après un raté de 26 longueurs inhabituel le Danois rectifie la mire et stoppe l’hémorragie juste avant la pause. Dans le second acte, Chris Chandler sombre, lance 3 interceptions et John Elway prend le contrôle du match. Il n’y aura pas de miracle cette fois-ci. À 38 balais, Andersen n’est jamais passé aussi proche du Trophée Vince Lombardi. Dans une franchise en plein coup de blues, il souffle le chaud et le froid pendant 2 ans avant de rejoindre le Grosse Pomme pour un caméo d’une saison sans grand relief en 2001. Pendant deux ans, à Kansas City, aux côtés de l’undrafted Priest Holmes, il profite de l’attaque boulimique de Dick Vermeil pour faire exploser son compteur conversion et maintient une précision d’orfèvre malgré une allonge clairement sur le déclin. Un bref crochet par des Vikings pas rancuniers puis débutent 20 interminables mois. À 45 ans, il veut un dernier frisson. Surtout, il veut une chance de raccrocher en étant devenu le meilleur marquer de l’histoire de la NFL. Il ne lui manque que 76 points. Durant de longs mois, soutenu par sa famille, il doit sans cesse envoyer paître les sceptiques qui lui disent d’arrêter pour de bon. Que ça ne vaut pas la peine de s’obstiner. Des ignares.

« Certains de mes amis me prenaient pour un fou et pensaient que j’étais cuit, » confie-t-il à Canal Street Chronicles en octobre dernier. « Imaginez, presque deux ans sans que le téléphone ne sonne. Tu rates une saison entière. Tu es prêt, mais le téléphone reste muet. Rien ne se passe. Et tu entames une seconde saison. Tu n’as plus joué depuis 2004 à ce moment-là. On est en 2006 et la saison a déjà commencé depuis 3 semaines. »

Avec foi, sagesse et patience, Morten ne doute pas que sa dernière chance viendra. Après 20 mois à s’entraîner dans un parc public, entretenant un rêve qui semble de plus en plus relever de l’utopie, le vent du destin tourne. Il se souvient de ce dimanche 16 septembre 2007. Après une défaite au Metrodome de Minneapolis en ouverture, les Falcons s’inclinent de 6 petits points à Jacksonville avec la complicité du 0 sur 4 de Michael Koenen. « Je vais me remettre à l’eau, » lâche-t-il, flairant sa bonne étoile. Le téléphone sort du coma et le revoilà à Atlanta, floqué du numéro 5. Le 15 décembre, face aux Cowboys, il devient le meilleur scoreur de l’histoire. Mission accomplie. Pendant 2 ans, sous la yourte du Georgia Dome, il ne manque pas une seule conversion, ne tente qu’un coup de pied au-delà des 50, ne fait pas mieux que 47 yards, mais carbure à 88% de moyenne.

Après 25 ans d’excellence sans bague de champion, le Danois de 47 piges et sa patte gauche raccrochent presque à contre-coeur. Parce qu’il faut bien arrêter un jour. Même lorsque le coeur tente de vous convaincre du contraire. Quintuple All-Pro. Septuple Pro Bowler. All-Decade Team 80’s et 90’s. 2544 points records. Meilleur marqueur de l’histoire des Saints et Falcons. Seulement 10 ridicules échecs en 859 conversions. 79,7% de réussite moyenne. Meilleur artilleur au-delà des 50 yards. 382 matchs sans égal. Son nom sur la fiche de score durant 360 rencontres consécutives. Et une liste interminable d’autres marques historiques à l’échelle de la ligue ou de franchises dont il aura illuminé l’histoire parfois tristounette. En attendant que l’undrafted Adam Vinatieri ne passe par là, Morten range ses crampons en ayant piqué presque tous les records de Gary Anderson.

En 2017 à quelques heures de la cérémonie annuelle des NFL Honours, le téléphone de Jan Stenerud vibre. Sur l’écran, quelques mots seulement, mais riches en symbole. « Ne le dis à personne, mais j’y suis. » Après 26 années de solitude, il n’est plus seul. Au bout de 5 longues années d’éligibilité, Morten Andersen, le marathonien des gridirons, rejoint son cousin scandinave devenu ami dans le club anormalement sélect des kickers de métier à être immortalisés au Hall of Fame. Une anomalie. Une aberration. Une injustice dont l’ancien Saint et Faucon se fait le porte-parole.  

« Nous sommes stigmatisés au prétexte que nous ne sommes pas en permanence sur le terrain et que, visiblement, c’est un handicap quand il devient question du Hall of Fame, » déplore-t-il sur nola.com en août 2017. « Je crois que la discussion doit avancer et qu’il est temps de se dire, ‘Quels ont été les pionniers, peu importe qu’ils aient joué 20 snaps ou 75 actions ?’ De plus en plus de matchs sont perdus ou gagnés par la botte des spécialistes, il est donc temps de reconnaître l’importance du poste, nous comptons et nous pesons dans ce sport. » 

Le cornerback Herb Adderley en 1980. Le lineman offensive Joe DeLamielleure en 2003. Puis Morten. Il devient seulement le troisième Spartan intronisé au Hall of Fame. Comme l’autre Viking scandinave, Morten ne connaissait presque rien au football au moment d’enfiler son premier casque. Comme le Norvégien, il aura su sublimer son héritage de joueur de soccer dans sa jeunesse pour se muer en botteur puissant et précis.

« J’ai toujours été convaincu que Morten serait le prochain kicker au Hall of Fame, » confie Stenerud au Morning News. « Tu ne dures pas aussi longtemps dans cette ligue sans raison. Non seulement il a dû affronter la concurrence des autres buteurs pendant 25 ans, mais en plus il a su le faire en maintenant un niveau incroyablement élevé. Chaque année ils essaient de te trouver un remplaçant. Chaque année il a dû gagner sa place. » 

Sa place à Canton, Ohio, il ne la doit à personne d’autre qu’à lui même. À 6331 kilomètres de Streur, paisible port de son enfance dont l’une des rues a été rebaptisée à son nom, son buste de bronze trône pour l’éternité. Et dire qu’il ne devait rester que 10 mois.

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