[Globetrotteurs] Alejandro Villanueva : au garde-à-vous

Des passeports étrangers ou des parents expatriés. S’il sont tous nés à des milliers de kilomètres des États-Unis, ils ont tous fini par atterrir sur les rectangles verts de la NFL. Voici leur histoire.

Une base militaire américaine en guise de maternité. Un lycée des forces armées US en Belgique après une enfance espagnole en guise d’éducation. Les montagnes afghanes enfin, pour s’endurcir et accomplir son devoir. Un quart de siècle sponsorisé par l’agence de voyage de l’US Army. Car s’il porte l’uniforme des Steelers, Alejandro Villanueva est avant tout un patriote. 

Tournée générale

Meridian, Mississippi. Une ville bâtie en 1860 au croisement de la Mobile and Ohio Railroad et de la Southern Railway, à l’âge d’or des chemins de fer et leurs vieilles locomotives à vapeur au panache charbonneux, qui aura animé la fin du 19e avant de lentement s’endormir. Le souvenir fumant de l’incendie ordonné par le général William Tecumseh Sherman lors de la Guerre de Sécession. L’ombre lointaine, mais honteuse des émeutes raciales sanglantes de 1871. Un âge d’or de quarante ans de 1890 jusqu’au début des années 30 où Meridian s’impose comme le moteur économique de tout l’État et l’un des principaux carrefours commerciaux d’un Vieux Sud en pleine mutation. 40 ans d’insouciance avant d’enclencher un lent déclin à mesure que les trains sont supplantés par l’aviation et l’automobile. 70 ans d’effervescence avant de tomber dans l’oubli. Des grands boulevards tracés à la règle et à l’équerre. Quelques vieux édifices qui font tache au milieu d’une architecture moderne sans saveur. Rien de bien exotique. Aujourd’hui, près de 10% de la population de l’ancien fleuron du sud bosse sur l’une des plus grosses bases aériennes de l’US Navy et sa petite soeur de Key Field, où sont formés les successeurs de Maverick et Buck Danny. Parmi ces femmes et ces hommes, Ignacio Villanueva, un officier de la Marine espagnole missionné par l’OTAN, et son épouse, Matilde Martín.

Principal employeur qui fait vivre plus de 3000 foyers, poumon économique de toute la ville, école des futurs as du ciel et maternité pour la relève des forces armées Yankees. Mais pas que. Alejandro vient au monde sur la base de Meridian en septembre 1988. Il y vivra les premières années de sa frêle existence avant que la famille ne retrouve la mère patrie en 92 après un bref crochet par le Rhode Island. Al passera la majorité de son enfance en Espagne à mesure que la smala s’agrandit en nombre et en centimètres. Deux soeurs et un frère tous nés sur la péninsule ibérique. Là-bas, dans un pays profondément marqué par le catholicisme, il grandit au rythme de la religion et se forge une foi inébranlable. Très vite, Ignacio et Matilde réalisent que leur gamin a hérité de leurs gènes de géants et se disent que la natation accompagnera idéalement son développement osseux comme musculaire. Et gagner des centimètres, le gamin va le faire à toute vitesse. Il suffit de le regarder fixement pendant quelques minutes pour entendre ses os s’étirer en craquant, ses muscles se tendre de tout leur long et ses membres s’allonger de plusieurs millimètres. À 14 piges, le petit Alejandro culmine déjà à plus de deux mètres de haut vertigineux pour son âge.

« À seulement 12 ans, j’arrivais dans la classe et on me prenait pour le professeur, » s’amuse-t-il dans l’Army Football Game Day Program vs. Duke du 5 septembre 2009, un fascicule d’avant-match.

À 15 balais, une coupe mulet made in España et un pantalon bien trop court pour ses guiboles sans fin, il fait déborder l’eau de la pistoche chaque fois qu’il prend son envol du plot de départ, provoque un tsunami à chaque virage et choisit plutôt de se tourner vers le rugby sauce ibérique où il pourra user de ses interminables segments dans les alignements en touche. Même pas besoin de sauter. Un an plus tard, Ignacio est muté en Belgique et inscrit illico son géant de fils à la SHAPE American High School, un lycée international chapeauté par le Département américain de la Défense, évidemment. À Casteau, petit village champêtre à quelques bornes au nord de Mons, il se fait un pote pour la vie bien malgré lui dès le premier jour. Joe Puttmann, un de ses nouveaux camarades de classe obsédé par le ballon à lacet malgré un nom qui le prédestine davantage aux greens. Sans même s’en rendre compte, Alejandro vient de mettre le doigt dans l’engrenage du football.

« Mon premier jour à SHAPE, je marche dans le couloir quand j’entends ce gars qui se met à crier à quel point je suis grand et massif, » raconte Villanueva. « Il s’est planté sous mon nez et m’a dit que je devais à tout prix jouer au football. Je lui ai répondu, ‘D’accord, je vais essayer ’ Je ne voulais pas faire l’asocial dès le premier jour. J’avais joué au rugby avant, alors ça ne m’effrayait pas. »

Quand on lui avait susurré qu’un nouvel élève espagnol de plus de deux mètres venait d’arriver au bahut, Joe s’était imaginé une grande brindille filiforme comme son frère aîné. « J’ai hurlé comme une fille à travers le couloir quand je l’ai vu, » se remémore-t-il avec amusement. Instantanément, il l’imagine en armure de footeux, des types essayant désespérément de l’envoyer au tapis accrochés à ses bras comme des boules de Noël suspendues aux branches du sapin familial. « Je ne crois pas qu’il ait particulièrement apprécié notre première rencontre. » Et il n’a pas totalement tort. Alejandro espérait des premiers pas discrets, en catimini, c’est un échec cuisant. Difficile de passer inaperçu quand on fait deux têtes de plus que tout le monde. Ironie de l’histoire, les deux futurs inséparables l’ignorent encore, mais leurs deux pères collaborent main dans la main au quotidien sous la bannière de l’OTAN. Ils étaient faits pour se rencontrer. Joe s’est trouvé un « giant amigo. »

Pour son premier entraînement, Ale débarque sur le terrain sans casque, sans plastron, sans aucune protection. « Pas besoin, j’ai déjà joué au rugby, » balance-t-il comme si ça allait le protéger des mauvais coups. Finalement convaincu par son nouveau pote qu’il serait plus judicieux de s’harnacher convenablement, il retourne vite au vestiaire avant de débuter son dépucelage footballistique par quelques ateliers de plaquages et de percussion. Aligné face à Joe et ses 20 centimètres de moins, l’Ibère en fait baver au frêle defensive back.

« Je me souviens qu’à la fin d’un atelier, j’étais rendu à le regarder à travers le trou pour les oreilles sur le côté du casque, » raconte Joe Puttmann un grand sourire dans la face. « Je ne pensais plus qu’à une seule chose : ouah, ce mec va faire des dégâts. »

Joe a beau être emballé par le potentiel de ce mastodonte, Alejandro n’est pas particulièrement séduit et ne manque pas de reproches à l’égard de ce sport qui n’arrive pas à la cheville d’un rugby moins violent, mais nettement plus intense. Le jeu continu et les efforts répétés malgré l’épuisement contre cette débauche d’énergie totale de quelques secondes à peine. Il finira finalement par céder.

Pour l’un de ses premiers matchs, la victoire en poche, l’équipe adverse s’aligne pour mettre un ultime genou au sol. Pas pressé de quitter le terrain, l’arbitre met un moment à souffler dans son sifflet. Et dans la tête d’un Ale encore novice, tant que le coup de sifflet final n’a pas retenti, on joue. Au milieu de 21 mecs qui se redressent mollement, prêts à se serrer la paluche, le défenseur ibère désosse le quarterback et provoque une générale digne du rugby. Il faut finalement que la mère de Joe débarque sur le terrain pour faire retomber la tension. Il ne reste qu’une poignée de secondes à disputer, mais Villanueva est expulsé.

Gulliver au pays des Lilliputiens 

Recruté par les Black Knights, Joe Puttmann passe sa première saison à l’U.S. Military Academy Prep School, la prépa de l’Army, dans le New Jersey, et ne tarit pas d’éloges sur son BFF resté en Belgique pour boucler ses dernières années de lycée. Coach assistant en charge du recrutement européen, Gary Miller en a ras le bol d’entendre ce nom siffler dans ses oreilles à longueur de temps.

« Il me disait, ‘Coach, il faut que vous parliez à mon pote Alejandro’, » raconte-t-il au Pittsburgh Post-Gazette en janvier 2017. « Évidemment, je suis sceptique. Et puis je reçois les bandes vidéo. Et là, j’arrête d’être sceptique. »

Sous ses yeux, un colosse qui envoie valdinguer des adversaires bien trop frêles pour lui et d’un piètre niveau. À croire qu’il s’est trompé de catégorie d’âge. À SHAPE, pendant qu’aux States on débat de son avenir dans son dos, les méninges d’Ale turbinent à plein régime et l’ado pimp son bulletin scolaire à coup de A+. Résultat de quoi, pendant que la plupart des recrues doivent se taper une année de classe préparatoire, il boucle son cursus avec un an d’avance et décroche une place à West Point, le fief de l’Army, sans passer par une case prépa qui aurait sonné comme une perte de temps pour ce géant à la cervelle bien remplie. Gaaaaarde-à-vous !

« […] S’il avait grandi en Georgie, il jouerait left tackle pour Alabama ou Georgia, » lâche Gary Miller. « Un athlète hors-normes »

Lorsqu’il débarque à JFK, il traîne avec lui un simple sac de sport jeté sur l’épaule. Le reste de sa vie, il l’a laissé auprès de ses parents, de Paloma, Iñaki et Carmen, en Espagne. Il a déjà tout du soldat qui part au front. Il devrait facilement se faire à la rigueur martiale de l’Army.

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, ils ne sont que 26 Black Knights à avoir été draftés. Depuis la fusion AFL- NFL en 1970, seules deux recrues ont eu cet honneur rarissime. Aucune star. Aucun nom resté dans les mémoires. De simples figurants aux carrières souvent supersoniques et anecdotiques. Il faut aller du côté d’Annapolis et des Midshipmen de la Navy pour dégoter un Lieutenant et vétéran du Vietnam ayant laissé sa marque dans la NFL. Roger Staubach. Le quarterback des Cowboys de Tom Landry vainqueurs des Super Bowl VI et XII. À West Point, dans l’État de New York, on se fait plus remarquer par son abnégation, son sens de l’honneur et du sacrifice ou encore son patriotisme exacerbé que par son talent sur le gridiron. Alejandro, lui, n’a pas besoin de tout ça pour se faire remarquer. Du haut de son vertigineux 2 mètres 10, impossible de passer inaperçu. Voilà ce qui arrive quand ses deux parents dépassent très nettement le mètre 80.

Malgré son passé de basketteur et de footballeur ayant allègrement profité d’un avantage de taille particulièrement précoce, Ale ressemble davantage à un athlète, un type hors-normes, qu’un joueur à la technique léchée. Lorsqu’il arrive à West Point en 2006, il ne maîtrise toujours pas tous les concepts et règles alambiqués du football. Rapide et massif, recruté en tant que tight end à la base, il passe finalement sa première année en noir et or sur la ligne défensive et foule le terrain essentiellement grâce aux équipes spéciales avant d’être muté en douceur de l’autre côté de la tranchée au courant de la saison 2007. L’année suivante, grand machin capable de parcourir près de 30 mètres sur ses mains, la tête à l’envers, il est promu titulaire côté aveugle d’une attaque obsédée par le sol. Des chamboulements à répétition qui ne semblent pas perturber outre-mesure son apprentissage d’après John Tice, petit frère de Mike, l’ancien tight end des Seahawks dans les 80’s avant de passer une décennie à grimper les échelons au sein du coaching staff des Vikings jusqu’à en prendre les commandes de 2002 à 2005.

« La transition de la défense à l’attaque et tout l’apprentissage du système offensif n’ont jamais été un problème, » commente le coach de la ligne offensive à Ashley Fox d’ESPN en mai 2014. « Les erreurs mentales ont été minimes. »

Après une première année désastreuse aux commandes des Black Knights, Stan Brock préfère abandonner son attaque pro style pour une triple option tout terrain terriblement prévisible, mais nettement plus efficace. The Brock Bone comme le surnommeront bientôt les mauvaises langues. Une transition qui ne change rien. Les fantassins de West Point perdent de nouveau à 9 reprises et son humiliés 34-0 par les rivaux ancestraux de la Navy au Lincoln Financial Field de Philly en clôture d’une campagne désastreuse. L’attaque des Chevaliers Noirs achève 2008 au 110e rang. 110e escouade offensive sur les 119 que recense la Football Bowl Subdivision. Le néant. Le vie sidéral. La Bérézina. Sans surprise, Brock est mis à la porte. Triste fin pour l’ancien choix de premier tour des Saints en 1980. Une franchise dont il aura étrenné le noir et or, comme l’Army, durant 12 saisons. Après son échec XXL, plus jamais il ne coachera.

Pourtant, dans la débâcle d’un programme qui n’a plus connu de saison positive depuis 1996, Alejandro surnage. Plus souvent perce-muraille au sol que bouclier pour le côté aveugle de son quarter-running-back de par la nature même du système offensif des Black Knights, il se révèle étonnamment vif et agile dans les espaces, capable de tailler un chemin à la machette dans la jungle des linebackers et defensive backs adverses en dépit d’une technique encore rudimentaire. Malgré un déficit de puissance dans les jambes et un positionnement trop vertical qui le rend plus vulnérable au bull rush ennemi, il démarre l’intégralité des 12 matchs. Il a beau avoir la confiance d’un coach dépassé par le déficit de talent de son équipe, la frustration domine très largement. Collectivement, évidemment, mais aussi individuellement.

« Au poste de tackle, je n’avais pas vraiment l’opportunité d’exploiter ma taille, » déplore-t-il dans le dépliant d’avant match du 5 septembre 2009. « Tout ce que j’entends depuis trois ans c’est, ‘baisse-toi, baisse-toi !’ Alors j’essaye de me pencher autant que possible pour me faire plus petit. »

Un positionnement presque contre nature et des commandements à la limite de l’aberration pour cet athlète interminable, mais aussi particulièrement affuté. De longs bras solides aux muscles saillants, une silhouette élancée d’où ne semble pas dépasser une once de gras superflu, il n’a rien d’un lineman offensif souvent plus dodu. Un tight end capable de faire endurer un véritable calvaire à des linebackers souvent plus compacts à la limite. Ou pourquoi pas un edge rusher dont l’allonge risque de rendre dingue plus d’un bloqueur. Pourtant, lorsque Rich Ellerson débarque en provenance de Cal Poly en 2009 pour remonter le moral des troupes, après une décennie séduisante aux rênes des Mustangs, son coordinateur offensif est bien décidé à continuer d’exploiter la mobilité de Villanueva sur le flanc gauche du bouclier offensif. Un bloqueur mobile capable de se projeter vite et loin vers l’avant idéal pour la triple-option boulimique et redondante de West Point. Excité par cette perspective un brin plus alléchante que son ancien rôle de tour de guet de chaire et d’os, Alejandro envisage déjà de prendre une douzaine de kilos de plus pour attaquer la prochaine saison avec des mensurations plus adéquates. De généreuses portions de bouffe soigneusement sélectionnées, de longues heures à soulever de la fonte, quand le camp printanier débute, l’aiguille de la balance s’immobilise à 140 kilos.

Durant un des entraînements d’avant-saison, il lance pour blaguer à un des coachs assistants de le faire jouer receveur tant qu’à vouloir exploiter sa vitesse et sa taille. Sa brève année de basketteur en Belgique, passée à collectionner les rebonds et enchaîner les blocks sans effort, lui suffirait amplement à se faire une place sur les ailes de n’importe quelle attaque de Division I se vante-t-il. Et ça ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd. Car sa petite vanne donne des idées au staff des hommes en noir et or. Pas insensible à la fantaisie imaginée par son joueur, Rich Ellerson veut le voir en action. Ne serait-ce que par simple curiosité. Par conscience professionnelle. Ou bien pour lui rappeler au doux souvenir du mètre 98 de Ramses Barden, son receveur un an plus tôt à Cal Poly, ses 67 réceptions, 1257 yards et 18 touchdowns.

« Une semaine plus tard, Coach Ellerson me dit qu’il aimerait me voir jouer receveur parce qu’il avait entendu dire que j’avais des bonnes mains, » raconte Alejandro. « Le jour suivant, [Andy Guyader, coach des receveurs], m’a rapidement évalué et décidé qu’ils procéderaient à un examen plus approfondi au cours des opposition du printemps afin de voir si j’étais capable d’être productif et, si tel était le cas, je resterais receveur. Si ça n’était pas le cas, je retournerais sur la ligne offensive. »

D’abord sceptique sur sa faculté à s’ajuster à ce nouveau poste bien plus athlétique et bien plus rapide, Ale s’adapte vite, devient de plus en plus à l’aise et commence à y prendre un plaisir authentique. Guyader, lui, découvre un joueur bien plus instinctif à ce poste qu’il ne le suspectait. Positionnement, anticipation, jeu de jambes, flair. En plus de mains étonnamment habiles, il ne se contente pas d’exploiter bêtement sa taille, mais use judicieusement de sa corpulence et de son allonge pour dominer les défenseurs et remporter ses duels. Quand il faut bloquer pour dégager le passage sur une course extérieure, personne ne lui arrive à la cheville. Au propre, comme au figuré. « […] Au final, ils m’ont dit de rester receveur. » Tout ça à cause d’une plaisanterie.

« Quand on s’est penché sur l’effectif, Villanueva nous a sauté aux yeux, » explique Rich Ellerson en racontant la prise de pouvoir du nouveau staff. « Quand on a découvert qu’il avait déjà joué au basket, on a tout de suite voulu tester l’étendue de ses qualités. Comme tout un tas d’autres choses auxquelles on prête attention, rien n’était figé dans le marbre. Donnons-nous une chance et voyons ce qu’il vaut. »

Même son noob de père se met à le coacher, le critiquer, lui dire quoi améliorer et quoi ne pas faire, quand bien même il est incapable de « faire la différence entre un punt et le coup d’envoi. » Pendant l’été, en compagnie de 30 autres recrues, il se rappelle qu’avant d’être footballeur, il est militaire. Trois semaines durant, il sue comme un porc avec la 75e Brigade du 117e Copperheads de Fort Sill, dans l’Oklahoma. En même temps qu’il se déleste d’une partie de la masse musculaire comme graisseuse accumulée au cours du printemps, dans l’ombre d’un lieutenant qu’il colle aux basques H-24, il prend conscience de la ténacité de son engagement militaire. « Au début, je pensais vouloir quitter l’armée au bout des 8 années réglementaires, mais finalement, et particulièrement après mon expérience de Fort Sill, je m’imagine parfaitement faire 20 années voire plus. » En parallèle, il s’amuse des questions cocasses que peut générer sa taille de géant. Un militaire l’imagine quarterback, parce qu’il aurait une vision du terrain sans pareille. Perché sur son mirador de chaire et d’os. « Personne ne m’a demandé si j’étais receveur, » s’amuse-t-il malicieusement.

Le 5 septembre 2009, le capitaine des Black Knights et son très généreux double mètre se retrouvent sur l’extérieur, presque collés à la ligne de touche, désormais floqués du numéro 82. Alejandro n’est qu’un simple figurant dans une attaque dont le playbook s’entête à courir, courir et encore courir. Trent Sleeman, running back déguisé en quarterback, ne lance que 5 passes ce jour-là. Seul Damion Hunter a le privilège d’en agripper deux pour 8 malheureux yards. Pendant que les receveurs restent cloués au sol, la cavalerie déboule au triple galop. 49 courses, 300 yards et 4 touchdowns. Une semaine plus tard, malgré un revers net face aux Blue Devils de Duke, Ale capte 4 ballons pour 68 yards et le premier touchdown de sa carrière. Puis il récidive face à Iowa State et Ball State. Quand le calvaire des Chevaliers Noirs s’achève en décembre, le compteur du plus grand joueur de la NCAA pointe à 34 réceptions, 522 yards et 5 touchdowns plus qu’honorables dans une attaque qui a le mal de l’air. Les 5 uniques touchdowns à la passe d’une équipe qui préfère les charges baïonnette au canon que les raids aériens. En guise de quarterback, un type qui court davantage qu’il ne dégaine son bras et qui n’aura amassé que 861 yards à la passe. La fiche statistique du dauphin d’Alejandro fait saigner des yeux. 26 catchs discrets, 162 yards faméliques et rien d’autre. Le grand vide.

Phénomène athlétique, footballeur hésitant, si Villanueva veut entrevoir un avenir chez les pros, une marche arrière semble inévitable. Spécimen délirant, presque comique, mais nettement trop lent sur les ailes de l’attaque, même une reconversion en tight end ne suffirait pas à faire de lui un prospect NFL crédible malgré un potentiel athlétique absurde. Combien de joueurs de ligne offensive sont capables de se métamorphoser en receveur ? Coordination, agilité et une étonnante finesse pour un type de sa taille, les scouts ne sont pas insensibles à ce Frankenstein qui semble capable de jouer à tous les postes le long de la ligne. D’un côté comme de l’autre. Reste à savoir lequel. Une polyvalence séduisante sur le papier qui pourrait vite se révéler salvatrice. Mais avant d’enfiler un treillis NFL, un autre uniforme l’attend. En 2010, sa carrière universitaire achevée, il est convié au East-West Shrine Game à titre de tight end, accentuant le flou qui entoure son avenir et son poste de prédilection. Sur le papier, un compromis idéal pour ce type aussi bien capable de verrouiller sa position sur la ligne en situation de protection que d’aller cueillir des ballons dans les airs au milieu de linebackers à qui il rend une ou deux têtes. Seul hic, l’Army impose à se recrues deux années de service obligatoire après l’obtention de leur diplôme. Même les sportifs n’y échappent pas. Le devoir l’appelle.

The Steeler Soldier

Fin avril 2010, 255 noms retentissent dans le Radio City Music Hall de NYC, mais pas le sien. Comme aucun autre troufion issu des différentes académies militaires de l’Oncle Sam. Victor Cruz, Chris Ivory, Darian Stewart, Sam Shields. Comme eux, il fait pourtant partie des quelques recrues non-draftées à se voir octroyée une autre chance. Mis à l’essai comme tight end par les Bengals, l’expérience ne dure que 5 jours. Un simple caméo. Une issue courue d’avance qui n’étonne pas le moins du monde Alejandro. Depuis qu’il a décroché son diplôme en ingénierie de West Point, il sait que plusieurs années de service obligatoires l’attendent. Avant d’espérer rejoindre les terrains de football, le terrain de la guerre l’attend. En Asie Centrale. Coincé entre un bout de Chine au nord, un morceau d’Iran à l’ouest et tout un tas de pays en -istan tout autour.

« Dès que j’ai gradué, considérant tous mes camarades de West Point qui allaient partir au front, mon coeur et mon esprit étaient tournés vers l’Afghanistan, » confie-t-il à NFL.com en 2014. « C’est là-bas que je voulais être. En fait, j’essayais même d’obtenir autant d’affectations que possible avec des unités différentes. C’est ce à quoi mon coeur et mon esprit étaient entièrement consacrés. »

Après son court passage à Cincinnati, Second Lieutenant d’infanterie, il rejoint successivement la Rangers School puis la Airborne School à Fort Benning, Georgie, en vue de son départ au printemps suivant. À quelques semaines de son premier déploiement en opération, il est envoyé à Fort Drum, dans l’État de New York, avec la 10e Division de Montagne. Leader d’un peloton d’infanterie, il passera 12 mois dans le sable et la roche des montagnes afghanes. Il fera trois tours en Afghanistan. 2011. 2012. 2013. Dès sa première année sur le champ de bataille, il côtoie la mort les yeux dans les yeux. Dans une province de Kandahar où la culture du raisin, de la grenade (le fruit, pas l’arme), des coquelicots et du pavot, indispensable à la production de l’opium, pullulent, il se retrouve aux commandes d’une escouade de 38 hommes qui le surnomment « Lieutenant V » ou tout simplement « V ». Référence à son physique de Musclor.

Fin août 2011, devenu chef de section après trois mois seulement sur le sol afghan, son escouade se retrouve prise en embuscade par des Talibans dans la province de Kandahar. Il n’a que 23 piges. Pris sous le feu croisé, trois de ses hommes son touchés. Une balle dans la rotule pour l’un, une dans l’arrière de la jambe pour l’autre, le 1ère classe Jesse Dietrich, lui, est touché à l’aisselle. Alejandro s’en saisit, le traîne dans une ruelle et le met à l’abris dans une mosquée avoisinante. Là, l’équipe médicale prend le relais pendant que Villanueva repart sous le feu ennemi prêter main forte à ses hommes. Lorsqu’il retourne auprès des blessés, les docs l’informent qu’ils doivent à tout prix être transférés en lieu sûr. Al prend Dietrich sur son épaule et le traîne jusque dans une école avec les deux autres soldats touchés pour y attendre les secours. « Aidez-moi monsieur, » le supplie le natif de Venis, Texas, pendant qu’ils attendent l’hélico qui les transportera à Kandahar. Il n’a que 20 piges. Il est terrorisé. Quand Ale le hisse enfin dans l’hélicoptère, les yeux du pauvre soldat ont viré au violet. Quelques heures plus tard, il décédera. Il aimait la pêche. Il aimait grimper dans les arbres. Il s’empiffrait de raviolis directement dans la boite de conserve. Il adorait faire rire en imitant toute sorte d’accent. Il n’avait que 20 piges. Il s’était enrôlé dans l’armée de lui-même deux ans plus tôt, pour subvenir aux besoins de sa copine et de leur gamin. C’était le comique de l’escouade. Il avait tellement de projets. Il n’avait que 20 piges.

« En tant que chef de section, je me sens responsable de tout ce que mes hommes parviennent ou échouent à accomplir, » explique-t-il à ESPN en mai 2014. « Je devais garder Jesse Dietrich en sécurité, j’ai échoué. Et ça a été terriblement dur vous savez… Je n’arrête pas de penser à comment j’aurais pu faire autrement, mais c’était une mission extrêmement délicate et nos ennemis ont été plus forts ce jour-là. Ça a été une nuit épouvantable. »

Si Dietrich périt, les deux autres en réchappent grâce à la bravoure de leur lieutenant. Un fait d’arme tragique qui lui vaut une Médaille de Bronze du Courage au goût terriblement amer. En même temps qu’il sert son pays et met sa vie en péril sur un théâtre d’opération où la mort rôde à chaque sortie, il n’oublie jamais le football. Le ballon oval s’invite même sur la base de Zare parfois, pour un réveil musculaire plus ludique que des pompes et des tractions. Un ballon souvent mollasson comme Tom Brady les aime tant.

« […] Je dirais que ma meilleure expérience de football des 4 dernières années est ce que nous appelions le football HLZ, pour Helicopter Landing Zone (Zone d’atterrissage pour hélicoptère, ndr), » précise-t-il au site officiel de la NFL. « […] Tu joues sur du gravier et des roches, tu peux sérieusement te blesser quand tu tombes. Parfois, des coups de feu retentissaient en pleine partie et nous devions nous mettre à plat ventre sur le sol et attendre. »

Sur un gazon hybride dernier cri ou sur la caillasse. Sous les yeux de milliers de personnes ou entre frères d’armes. Au final, les sensations sont les mêmes. « Ça reste du football. » Malgré la nature ludique de ces parties, l’esprit de compétition s’incruste sans carton d’invitation et les chamailleries éclatent.

« C’est devenu un sujet de controverse, alors je suis plus ou moins devenu quarterback, coach et arbitre à la fois, » énumère Al dans les pages web du Times Leader en août 2017.

En mars 2014, son expérience afghane achevée, son esprit est de nouveau obsédé par un rêve de NFL qu’il avait jusque là mis en hibernation. Villanueva n’a pas encore su se résoudre à y renoncer et lâche 245$ US pour participer au regional combine de Flowery, en Georgie. Des 3000 types à se présenter sur les 10 différents sites de ce combine intimiste, il ne sont que 240 à être retenus. En avril, Alejandro claque 350 balles de plus et se retrouve sur le synthétique du Ford Field de Detroit avec ces 239 autres gars déterminés pour certains, fébriles pour d’autres. Le Super Regional Combine. Pour nombre d’entre eux, recalés du main event d’Indianapolis, la dernière occasion de se faire remarquer. La dernière chance. Des types comme l’ancienne fusée d’Appalachian State A.J. Dohanic, flashé à 4,4 sur 40 yards, mais qui n’a plus joué au foot depuis le lycée. Ou bien Jay-T Rysaac, ancien safety de la NFL Europe et de la Ligue Allemande de 34 piges qui se berce d’illusions. « Il y avait des gars qui hurlaient qu’on avait jamais cru en eux et qu’ils auraient dû être des choix de premier tour, » se souvient Al. « Ça a été une sacrée expérience. » Une expérience au cours de laquelle l’ancien Black Knight ne brille pas vraiment de son propre aveux. L’année précédente, ils sont 91 à avoir signé un contrat, même éphémère, et 4 à avoir été draftés. Une éventualité qui ne risque pas d’arriver à Alejandro. Non-drafté en 2010, il n’est plus éligible. Il va devoir convaincre une équipe d’aligner quelques billets verts sur un type qui na plus joué au football depuis près de 5 ans en dehors d’une version américano-afghane sans véritable contact qui n’a pas grand chose à voir avec les joutes dominicales de la NFL. Un longshot.

L’armée a beau avoir assoupli ses règles pour les soldats-athlètes, il n’aura droit qu’à une cartouche. S’il ne parvient pas à décrocher un contrat NFL, il devra renfiler son treillis. Pas question d’enchaîner les mini-camps les uns après les autres. Un contrat et rien d’autre. S’il rate sa chance, il reprendra l’uniforme. Le 1er mai prochain, il sera promu capitaine. Et s’il rate l’embarquement pour la NFL, une 4e mission longue durée en Afghanistan l’attend de pied ferme dès le mois de septembre avant d’enchaîner sur un MBA à son retour aux États-Unis. Au sein des forces armées US, il vient de passer les 4 meilleures années de sa vie. Son rêve NFL ou ses frères d’arme. Un avenir « gagnant-gagnant, » se réjouit-il. Il n’a pas peur d’échouer. Un dévouement total qui lui vaudra l’admiration de l’undrafted James Harrison.

« Ça serait impensable pour moi de faire une chose pareille, » confie le linebacker des Steelers à CBS Sports« Mais il l’a fait, il a adoré ça et il serait prêt à le refaire s’il le fallait. Nous avons besoin de personnes comme lui si nous voulons continuer à profiter de notre liberté. »

En amateur des gros formats, Chip Kelly enrôle Alejandro et sa Bronze Star Medal au poitrail sur sa ligne défensive avant de s’en délester dans les derniers cuts estivaux, visiblement pas convaincu par ce grand machin qui manque cruellement de vitesse. « Je peux courir 8 bornes sacrément vite, » assurait-il pourtant à NFL.com en 2014. « Mais mon 40 yards n’est pas vraiment au point. » Une journée de merde se souvient Ale. Sous une pluie battante, il entasse ses quelques affaires dans un sac poubelle et quitte penaud le NovaCare Complex aux côtés de Carey Spear, kicker lui aussi lourdé sur le gong. « C’était le cliché absolu de la journée-où-tu-te-fais-renvoyer. »

« Je ne m’attendais pas à être coupé, » confesse-t-il plus en détails au Times Leader« J’ai une mentalité à la Michael Scott (boss génialement stupide de la série The Office, ndr) qui me fait croire que tout autour de moi va très bien se passer. J’imagine que j’ai une image extrêmement positive de moi-même, mais clairement mon statut au sein de l’équipe et mes efforts durant la présaison — c’est-à-dire jouer les 10 derniers jeux de chaque match — n’auront pas suffi. J’ai été le premier à être coupé. »

Le 21 août dernier pourtant, sans qu’il ne le sache, sa chance a déjà tourné. De passage au Lincoln Financial Field de Philly pour leur 3e match de présaison, les voisins de Pittsburgh ne sont pas insensibles à la taille délirante d’Alejandro. Dès le Star-Spangled Banner, planqué derrière ses lunettes de soleil, Mike Tomlin l’a repéré.

« Pendant l’hymne, je regarde de l’autre côté du terrain et je vois ce mec qui dépasse tout le monde d’une tête et fait le salut militaire, » se souvient le coach des Steelers  devant les médias le 20 octobre 2015. « Ça a attiré mon attention. Je voulais en savoir plus sur cet immense être humain au garde à vous. »

Deux jours plus tard, il est libéré par Philly. Le temps de se réfugier chez ses beaux-parents et leur maison sans Wi-Fi dans le Maryland, il se retrouve dans une bibliothèque publique à envoyer son CV sur le Pôle emploi de l’Armée. Pendant ce temps, son agent turbine et fait les yeux doux aux 31 autres franchises. Une seule décrochera le téléphone. Le 31 août, Al signe sur le practice squad des Steelers. Trop lent pour jouer tight end ou en défense, il intègre les gros de la ligne offensive. En novembre, il épouse Madelyn Muldoons, la petite soeur de Joe, un ancien coéquipier chez les Black Knights. Leur famille, il la connait depuis longtemps. Pendant ses années à West Point, il y aura passé ses jeudis de Thanksgiving et ses dimanches de Pâques plus d’une fois en compagnie de son pote Joe Puttmann. En 2012, Madelyn recroise le chemin d’Ale par hasard et leur relation jusque-là platonique prend un tour inattendu. « Il y avait quelque chose de différent, » confirme-t-elle à ESPN« Nous sommes véritablement tombés amoureux l’un de l’autre. » Ils se fréquentent depuis peu lorsque le véhicule de patrouille de son grand frère, encore déployé en Afghanistan, explose. Seul survivant d’une attaque dont ne réchappe pas Stephen Prasnicki, ancien coéquipier de Joe et Ale sous le noir et or de West Point, il est finalement rapatrié aux States.

Au mois de janvier suivant, toujours indécis sur son poste idéal, Mike Tomlin lui fait tout de même parapher un contrat de réserviste.

« Je pense qu’ils se sont dit qu’ils voulaient me garder une année de plus et ne voulaient pas prendre le risque que je signe ailleurs, » interprète Villanueva dans le Times Leader« Peut-être se sont-ils dit que j’étais le candidat rêvé de tout practice squad, mais en réalité, personne d’autre n’a appelé. Ils ont été la seule équipe à manifester le moindre soupçon d’intérêt. »

OTA’s, camp d’été, présaison. Une à une, profitant des pépins physiques de la doublure Mike Adams et exploitant au mieux sa versatilité et sa mobilité en attaque, Ale franchit toutes les étapes jusqu’au dernier cut. Près de 6 ans après avoir joué son dernier match officiel, le temps d’être non-drafté et de s’offrir trois virées afghanes, il se retrouve là, sur un roster NFL. À un poste auquel il n’a plus joué depuis 2008. Impensable un an plus tôt quand il débarque à Pittsburgh en ayant raté toute la préparation estivale. Il ne connaît rien du playbook, il ne connait aucun joueur, aucun coach, il doit redécouvrir un poste de tackle offensif tellement lointain et s’adapter à un niveau d’exigences absurde. Pendant un an, enfermé dans l’obscurité de la salle vidéo, il rattrape son retard avec les scouts et Mike Muchak, coach de la ligne offensive. Une éthique de travail irréprochable qui lui doit le respect du vestiaire. Une détermination sans faille qui lui vaut l’admiration de ses coachs. Rookie de 27 ans, Villanueva est « plus gros, plus fort et plus intelligent » que jamais. Son QI football n’a jamais été aussi élevé. Sur la balance, la petite aiguille ne s’est probablement jamais autant affolée. D’un peu plus de 110 kilos lors de son passage à Philly l’été précédent, le tackle offensif pointe désormais à plus de 150 après avoir passé une année entière à hanter la salle de sport pour gagner en masse musculaire et se métamorphoser en véritable bouclier humain.

Le 18 octobre 2015, à Glendale, Arizona, le genou de l’armoire à glace Kelvin Bechum, trouvaille du 7e tour en provenance de SMU en 2012, rend l’âme dès le premier quart d’heure et Ale est appelé à la rescousse pour garder le côté ouvert du Lieutenant Général Michael Vick. À peine le temps de s’habituer au tempo rapide du gaucher aux jambes de feu malgré ses 35 piges, l’ancien Faucon est envoyé sur la touche et le Colonel Landry Jones monte au front. Quelques jours plus tard, Villanueva est officiellement nommé starter.

« Tout à coup, Al passe du mec en retrait, qui regarde et apprend, à titulaire dans un match de football, » se réjouit Muchak dans les pages web de CBS Sports en novembre 2015. « Il a été contraint par les circonstances de jouer bien plus vite que nous ne l’imaginions, plus vite que nous ne l’espérions même, parce qu’il est toujours en phase d’apprentissage, il continue de se développer. Mais il gère tout ça remarquablement bien. Il a appris vite et les gars ont pleinement confiance en lui et son éthique de travail. »

Une semaine plus tard à KC, pour sa première titularisation en pro, Alejandro se retrouve face à un autre globetrotteur, Tamba Hali. La machine à sacks libérienne abonnée au Pro Bowl depuis 4 ans. Pas intimidé, il va longtemps lui tenir la dragée haute avant de craquer en fin de match en concédant un strip sack fatal qui ruine les espoirs de comeback des joueurs de Pennsylvanie. Dur à avaler pour le soldat Villanueva.

« Quand ça se joue à rien, ça parait encore plus, » concède-t-il après le match. « Quand tu regardes les images, que tu vois que toute la ligne offensive fait un boulot incroyable et que tu es celui qui plombe tout le monde, évidemment que c’est rageant. »

C’est le métier qui rentre. Car malgré cet accro coûteux en fin de match, Ale aura livré une perf magistrale face à l’un des meilleurs pass rushers de la ligue. En terrain hostile, avec un décompte muet, pas le moindre faux départ, par la moindre pénalité, une performance léchée au sol et pas le moindre hit concédé jusqu’à ce sack fatidique dans les 3 dernières minutes. « Tu dois apprendre que parfois, tu peux être impeccable sur 58 action et que soudainement un seul sack en fin de match vient tout gâcher, c’est à peu près ce qui lui est arrivé, » résume le Hall of Famer Mike Munchak, fier de son poulain. Le dimanche suivant, face aux Bengals de Carlos Dunlap et Geno Atkins, Big Ben de retour aux opérations, il verrouille totalement le flanc gauche de la ligne. Hermétique. Imperméable. Infranchissable. Malgré le revers, il ne concède aucun sack et n’oblige qu’une seul fois son passeur à se débarrasser du ballon plus vite que prévu.

L’été suivant, Kelvin Bechum fait ses valises pour Jacksonville, le bourlingueur Ryan Harris est battu à la régulière et Alejandro est nommé titulaire côté aveugle de Big Ben. Fébrile, fragile, hésitant, il concède 5 sacks en 6 semaines et est rattrapé par le doute. Un début de saison laborieux aux allures de piqûre de rappel : rien n’est jamais acquis. Des 10 matchs suivants, il ne concède qu’un seul petit sack et s’impose comme un gilet par-balle efficace sur situation de passe et incroyablement précieux dans un run blocking où sa mobilité fait des merveilles et porte les Steelers jusqu’aux portes du Super Bowl. Et comme les matchs éliminatoires ne sont pas des matchs comme les autres, Alejandro décide de souligner l’occasion en arborant une sublime moustache à la Ben Stiller dans Dodgeball. Le bon goût dans son plus bel appareil. « Je dois avoir un look de gros dur américain des années 70 pour les playoffs, » se justifie-t-il. Une barbichette inspirée de l’ancien tackle des Saints et éphémère coach des Black Knights Stan Brock qui sera insuffisante face aux Pats en finale de l’AFC. De toute la saison, les trois rencontres de playoffs comprises, il ne se fait alpaguer que 8 fois par la patrouille zébrée et leurs mouchoirs jaunes. Dont 5 fois au cours de ces 6 premiers matchs patauds. La discipline. Héritée de l’armée, revisitée sur le terrain bariolé de blanc.

À 28 balais, marié à Maddy et père d’une petite fille et d’un petit garçon, en éternel inquiet conscient de la précarité de son job, il poursuit son MBA en business à Carnegie Mellon University, une institution privée de Pittsburgh spécialisée dans la recherche. Juste au cas où. Une blessure fatale est si vite arrivée. Pendant ce temps-là, dans la péninsule ibérique, Iñaki, son petit frère d’un mètre 98 seulement, prépare les Jeux de Rio. Resté fidèle au rugby, à l’inverse de son aîné, le troisième ligne aux 11 caps avec le XV d’Espagne est devenu professionnel et porte les couleurs du club d’Alcobendas, dans la banlieue nord de Madrid. Brièvement converti au 7 pour les réjouissances brésiliennes de 2016, il s’envole pour Rio. Tombés dans la poule des Springboks, des Wallabies et des Bleus, il perdent malheureusement leurs trois seuls matchs en ne planant que 3 essais et 17 points. Le 27 juillet 2017, Ale rafle enfin le pactole tant mérité après presque deux saisons à blinder le coin de la ligne offensive à moindre coût. 4 ans et 24 millions, de quoi voir l’avenir tranquillement.

Le 24 septembre, au Soldier Field de Chicago, alors que la NFL patauge dans la polémique liée aux joueurs choisissant de mettre le genou à terre au moment de l’hymne pour condamner les violences policières à l’encontre des Afro-Américains, les Steelmen décident de rester dans l’ombre du tunnel pendant que The Star-Spangled Banner retentit dans les enceintes du stade. Tous sauf Alejandro. Planté du haut de son double mètre à l’entrée de la pelouse, sa grosse barbe hirsute baignée par le soleil de l’Illinois, son casque collé contre sa hanche gauche, il serre le poing droit contre son coeur. Pendant 24h, ce que beaucoup interprètent comme un élan de patriotisme propulse le numéro 78 de Villanueva en tête des ventes de maillots sur la boutique en ligne officielle de la ligue. Mike Tomlin est pris par surprise. Ses coéquipiers aussi. Quelques heures plus tard, Ale réalise son erreur.

« En voyant cette photo de moi qui me tiens tout seul, je me suis senti profondément embarrassé, car sans le vouloir, j’ai laissé mes coéquipiers derrière moi, » confie-t-il en conférence de presse le lendemain.

6 mois plus tard, cet épisode regrettable oublié, il est aimablement convié aux festivités de fin de saison d’Orlando en compagnie de ses potes de ligne Maurkice Pouncey et David DeCastro. Une première pour un diplômé d’une académie miliaire depuis Staubach en 79. Entre-temps, entre deux séances de conduite privée au volant de son gros Ford F-150 avec l’élève Juju Smith-Schuster, il apparaît aux côtés de Le’Veon Bell dans le jeu Call of Duty : WWII. Un honneur spécial pour ce troufion des forces armées biberonné à la franchise d’Activision

« C’est particulier, parce que pour les gens de ma génération, Call of Duty a eu une énorme influence, » développe-t-il dans les colonnes web du Pittsburgh Post-Gazette en novembre 2017. « Quand on revenait de mission avec le 75e Régiment de Rangers, on rentrait à la base en hélicoptère, on faisait un débrief complet de notre VRAIE mission et nous filions tous dans une chambre pour aller jouer à Call of Duty. »

Jouer à la guerre pour se détendre quand on fait la guerre. Et si Juju est encore un apprenti au volant, manette en main, Villanueva n’a jamais vu un joueur aussi doué. Cette saison-là, il est également l’instigateur d’un nouveau jeu au nom singulier : « Dilly Dilly ». Référence à une pub Bud Light qui tourne en boucle à la TV et fait marrer toute la ligne offensive à tel point qu’ils se mettent à ressortir ce refrain à toutes les sauces et parviennent à l’intégrer au playbook offensif. Le 25 novembre 2018, sur le terrain de foot cette fois-ci, le tackle offensif renoue avec le plaisir simple de marquer en agrippant son premier touchdown NFL sur une feinte de field goal parfaitement exécutée par Chris Boswell. Oublié dans le dos des défenseurs. Comme un tight end. Al s’empresse de poser le ballon dans les mains de l’arbitre le plus proche avant d’être assailli par une nuée de tapes viriles.

En septembre dernier, Alejandro se retrouve de nouveau au coeur d’une polémique qui alimente des réseaux sociaux à fleur de peau. Pendant que sur une décision venue d’en haut l’ensemble des Steelers arbore sur l’arrière du casque le nom d’Antwon Rose Jr, un jeune afro-américain de Pittsburgh abattu par un policier blanc en 2018, Villanueva choisit de recouvrir le nom de l’ado par celui d’Alwyn Cashe, un vétéran, lui aussi afro-américain, de la Première Guerre du Golfe décédé en 2005 en Irak de blessures aux 2e et 3e degrés après avoir tenté de sauver des frères d’armes pris au piège dans un véhicule en flammes. Si certains internautes s’insurgent et que la mère d’Antwon regrette le détournement de l’hommage consacré à son fils, Mike Tomlin ne voit rien à redire. Il a été prévenu des intentions de son joueur et lui a donné son assentiment.

« C’est en parfaite adéquation avec tout ce que nous avons pu dire au cours de l’intersaison à propos de notre implication dans des causes de justice sociale, » commente-t-il sur SB Nation« […] Nous supporterons nos joueurs dans leur participation à des causes ou leurs prises de parole, tant qu’il le font de façon réfléchie et élégante. Raison pour laquelle je ne pense pas avoir quoique ce soit à ajouter concernant notre soutien à Al Villanueva. »

À désormais 32 piges, Alejandro croule sous les médailles militaires : la Bronze Star Medal for Valor, le Ranger Tab, le Parachutist Badge, la Bronze Star Medal for overseas service, la National Defense Service Medal, l’Afghanistan Campaign Medal with Campaign Star, le Global War on Terrorism Service Ribbon, l’Army Service Ribbon, l’Overseas Service Ribbon, la NATO Medal, le Combat Infantryman’s Badge et l’Expert Infantryman’s Badge. Une flopée de rubans, de badges et de médaille au milieu desquels surnagent deux récompenses plus légères. Deux Pro Bowls. 2017 et 2018. La récompense d’un double parcours improbable pour cet espagnol imprégné d’Amérique, mais qui prend un soin tout particulier à entretenir son héritage ibère. Au crépuscule d’une saison 2020 débutée sur les chapeaux de roue et achevée dans la frustration, son avenir est incertain. En fin de contrat, il pourrait bien avoir porté le jaune et noir des Steelers pour la dernière fois. La perspective d’un nouveau déménagement loin de Pittsbrugh ne l’effraie pas le moins du monde pourtant.

« Ça doit être la 16e ou 17e ville dans laquelle je vis depuis que je suis né, » confie-t-il aux médias en décembre dernier.« Toute ma vie s’est résumée à deux questions : ‘Où va-t-on papa ? Où allons-nous habiter l’année prochain ?’. »

Un semblant de stabilité ou bien un nouvel épisode d’une aventure débutée sur une base militaire du Mississippi, prolongée sur le Vieux Contient, entre Espagne et Plat Pays, avant de se partager entre les rectangles bariolés de blancs des States et le théâtre d’opération rocailleux afghan. Peu importe où, Alejandro Villanueva répondra à l’appel du devoir.

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